Pour quelques téraoctets d’illusions

N’est-ce pas que le terme nuage (the cloud) est une bien mauvaise métaphore du phénomène internet parce qu’il nous fait croire que tout ceci est du monde immatériel, que ça flotte au monde des petits bébés pas baptisés, que sa présence n’a aucun impact physique réel sur la planète. Cette métaphore tend à cacher les forteresses armées abritant les serveurs dans nos campagnes profondes et dans le grand nord qui climatise à moindre coût les disques durs et tout le courant électrique que tout ceci suce goulûment pendant qu’on nous demande de faire nos lessives la nuit, le filet de câbles bientôt inextricables, macramé bâclé qui jonche les sols de nos océans et les opérations minières sans scrupules en Afrique ou ailleurs pour extraire les métaux rares et les profits gargantuesques qui tombent dans quelques poches avides de plus en plus garnies et puissantes. Ceci est l’internet, accidentelle et obligatoire mégastructure des besoins imposés à la masse pour la gloire de quelques puissants, elle est toute là, bien vraie, connectée par des câbles et des fils, de la dent bleue au wifi, par les routes et les routeurs et les bombardements d’ondes qui cuisent lentement nos carcasses, l’obsolescence qui empile aux dépotoirs les machines dépassées d’un progrès affamé.

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Lorsque j’utilise l’intelligence artificielle pour doper mes travaux d’illustration, je sens les montées de dopamine à mesure que de stupides images prennent vie devant mes yeux ébaubis. Mais encore, je peux aussi sentir s’ouvrir les abîmes caverneuses du vide sublimé lorsque, par un beau dimanche matin ensoleillé, je m’écrase sur mon divan en ricanant nerveusement à la moindre image niaise qui apparaît sur le petit écran de mon téléphone portable.

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Je me surprends parfois à m’assoir devant la télé en oubliant de fermer le podcast que j’écoutais et plusieurs minutes peuvent s’écouler avant que je ne réalise que j’écoute les deux simultanément. Je suis momentanément l’ado dans ces vidéos viraux dans lesquels les parents décident d’exposer à la planète entière la béate inertie de leur progéniture installée aux consoles, cellulaires et portables simultanément et ces mêmes parents qui reviennent frénétiquement à leur publication pour y surveiller l’évolution des like. Good job, papa.

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J’ignore ce dont je me rappelle le plus, le podcast que j’écoutais en préparant le dîner ou le dîner que j’ai préparé. Peut-être bien que préparer un dîner est devenu un acte destiné à être oublié. L’épisode du podcast était excellent toutefois, j’ai envoyé le lien à quelques amis. J’irai compter mes like tantôt.

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“Non, commence au début” “Ah… l’écran est noir ” “Oui, et?” “…il y a un son, comme de l’eau” “Oui, continue.” L’animateur du podcast nous fait raconter chaque scène. Il proclame qu’en notant systématiquement notre propre description des images, même les films les plus tordus se révèleront à nous. Et il avait raison. La simple transposition de l’écran vers un calepin de notes met à nu toutes ces métaphores cryptiques, ces scénarios obscurs, les intrigues opaques. La conclusion la plus probante de cet exercice c’est de réaliser que même au cinéma, le plus grand défi de l’existence consiste à se rappeler de rester présent. Dans le sens le plus profond de la présence.

Dévirtualiser la conscience.

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Dans le vidéo de présentation de l’Apple Vision Pro, on raconte que l’application nous aidera grandement à améliorer nos relations avec nos compagnons de travail, nos amis, notre famille. Il y a un vidéo d’un père qui porte le casque tout en observant bizarrement ses enfants qui jouent. De toute évidence, il filme un vidéo 3D dont Apple fait l’éloge en affirmant que le visionnement du vidéo sera tellement plus satisfaisant que de simplement regarder ses enfants jouer. Chaque fois que je déplace des tonnes d’images de mon portable ou du cloud vers un support archaïque, tentative d’exorciser la possibilité de tout perdre, je me rappelle que je ne regarde pratiquement jamais toutes ces images et ces vidéos.

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Au musée, un couple s’approche alors que je m’apprête à prendre en photo une toile pour la mettre sur ma page Instagram. Mes premières tentatives consistaient alors à me donner un air sérieux alors qu’à l’approche du couple, ce que je recherche réellement c’est le look « intéressé mais désintéressé ». Le type se met à expliquer au groupe réuni autour de la toile que plus personne ne ressent vraiment l’expérience de l’art et que son professeur au collège prétend que la seule façon de ressentir et de comprendre une œuvre d’art c’est d’en faire soi-même une esquisse au crayon. Lorsqu’il a fini d’élaborer là-dessus, toute la galerie se retourne et applaudit, des roses sont lancées, les regards admiratifs pleuvent, sa conjointe a les yeux pleins d’eau. Le curateur s’approche, lui serre la main, puis se penche et lui glisse à l’oreille, “Tout le monde ici abonde et reconnaît la justesse de votre propos mais ils acceptent tous la triste réalité, et la réalité c’est qu’il n’existe qu’une chose pire que de piquer des images pour les poster sur sa page Instagram.

Être cette prétentieuse personne avec un cahier d’esquisses sous le bras.

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Dessiner est probablement la forme d’art la plus persistante dans l’histoire. On aurait pu appeler les anciens hommes des chasseurs-cueilleurs-dessinateurs. Les sujets dans les cavernes anciennes sont presqu’aussi bien conservés que les pierres qui leur servent de substrat. Les hommes, les animaux, les outils – toutes des choses préservées dans une forme à peu près semblable à celle qu’elles prenaient il y a quarante-mille ans. La semaine dernière, en faisant du ménage, je suis tombé sur une boîte pleine à ras bord de disques souples de 9 pouces (floppy disks), autant de cavernes préhistoriques maintenant totalement inaccessibles.

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J’utilise encore un disque dur qui date de 2014. Il porte une égratignure et il contient le travail de toute une vie. Les lecteurs Flash – pour ceux qui s’en rappellent – ont cessé de fonctionner en 2020 rendant invisibles à peu près toutes les premières années de l’internet. Je fouille mon tiroir à la recherche d’un adaptateur USB-A à USB-C. Si les changements climatiques font fondre les bâtiments hébergeant les serveurs et font bouillir les câbles sous-marins ou si une super intelligence artificielle rendent l’internet complètement inutilisable, au moins on peut célébrer le retour des ports HDMI sur les MacBook et j’ai retrouvé mon adaptateur. Après tout, peut-être le soleil reviendra-t-il après la mort du nuage (cloud).

Ça ou l’ensemble de l’œuvre d’une partie de l’humanité sera effacée à tout jamais.

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Aujourd’hui, je vais placer ma main sur une feuille de papier appliquée sur mon écran et je vais tracer au crayon de plomb l’image qui transparaîtra pendant que le sang de l’homme préhistorique qui a posé sa main contre la paroi de sa grotte traversera la mienne comme une douce chaleur.

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Flying Bum

Batman, Robin, Woody Le Pic et toute cette sorte de sujets insignifiants

VÉRITÉ DE LA PALISSE (pour partir le bal)

Je parie un max que Batman et Robin ont de bien drôles de marques de bronzage.

C’EST LA FAMILLE QU’ON CHOISIT QUI COMPTE

Ce matin, j’ai trouvé un portefeuille qui contenait 400$, des cartes de crédit et quelques photos de famille – ma famille maintenant.

LA BELLE PENSÉE DU JOUR COMME LES MADAMES

J’ai pleuré parce que je n’avais pas de chaussures à mettre dans mes pieds jusqu’à ce que je rencontre un homme qui marmonnait continuellement “C’est ça qui est ça, stie!”

PAS FACILE L’ALIBI

Les quelques jours suivant l’événement étaient demeurés passablement flous pour Woody Le Pic. Il ne se souvenait plus très bien de son emploi du temps ou de la séquence des choses. Il tenait toujours son journal mais les entrées pour ces jours-là étaient peu fiables et disaient simplement,

“Ha ha ha Ha haaa, ha ha ha Ha haaa, héhéhéhéhéhéhéhéh!”

ÉCHANGISME

J’ai annoncé un palais à échanger sur HomeExchange. Quelle veine de cocu! Le roi Charles m’a fait parvenir les clés du palais de Buckingham en me précisant de ne pas me gêner dans son cabinet de Scotch et Whiskey. Pauvre lui – je n’ai même pas de château! Il a finalement dû coucher sur des banquettes de l’aéroport Trudeau, le con.

INTRIGUE-EXPRESS AU THÉÂTRE

L’HOMME

Après tout ce qu’on a vécu ensemble, crois-tu vraiment que c’est la fin? Je n’ose même pas croire que ce pourrait être la fin. Ne serait-ce pas plutôt le signe d’un nouveau départ?

LA FEMME

Aucune idée. (PAUSE) Je crois que nous ne le saurons jamais.

(RIDEAU)

COMMENT LUC-AURÈLE LEBOM PASSE SES DIMANCHES

Le poète et auteur de “L’inconfulgurabilité subséquentielle” aime bien marcher toujours dans la même direction (nord) le matin puis dans l’autre direction (sud) le soir. Il y a, raconte-t-il, des trottoirs sur lesquels il faut totalement s’abstenir de marcher. “On se doit d’épargner un héritage digne de ce nom pour les générations futures,” affirme-t-il.

ÉGOS-VEDETTES

J’ai expliqué à Bugs Bunny que l’utilisation de cette invention,  le trou noir flexible portatif, était un délit au sens de l’éthique et ce, qu’Elmer Fudd tombe dedans ou non. Le foutu lapin a bien essayé de s’en sortir en répliquant que Wile E. Coyote, lui, il peint toujours des entrées de tunnel à la peinture noire sur les parois de canyons. Je maintiens que l’équivalence est douteuse. Aucun tribunal ne va tomber dans ce faux piège.

DANS MA BIBLIOTHÈQUE

Je finis tout juste l’oeuvre incroyablement prémonitoire de Georges Bataille “Zéro viande, Le Burger Impossible”.

PETIT LAPSUS

Il ne faut vraiment pas grand chose pour éveiller la suspicion malsaine de ma douce. Des broutilles trouvées au fond de mes poches lorsqu’elle prépare la lessive, mon historique de recherches, mes algorythmes ou parfois un tout petit, tout petit lapsus à table lorsqu’au lieu de lui demander “Me passerais-tu le sel, ma chérie?” je lui dis… “T’as ruiné ma vie, grosse vache.”

VERSION NUMÉRIQUE

Parfois lorsque je lis “À l’est d’Éden” version numérique sur ma tablette, des choses d’un tout autre genre apparaissent subrepticement dans le texte, sorties de nulle part – comme des robots venus des confins de l’univers, une cow-girl à demi-nue en cavale dans un coucher de soleil, probablement parce que je n’ai pas payé pour la version sans publicités. Je tenais à vous le mentionner. Le grand public a le droit de savoir. (Loi sur La Protection du Consommateur, article 782)

SURFAITES CES ANNÉES SOIXANTE!

Dans les années soixante près de la moitié de la population nord-américaine a été dévorée par les hippies.

FIN DE MANDAT

À la fin du mandat des caquistes, chaque citoyen s’est vu remettre un assortiment de petites excuses dans un joli emballage-cadeau pour rapporter à la maison. Dississile de faire mieux.

ÉGO-VEDETTES (2)

Lassie a été finalement retirée des ondes à cause de sa grosse tête. Parfois elle exigeait une réécriture des scripts avec des punch plus percutants ici et là. Elle faisait toujours la fine gueule à la cantine exigeant à hauts cris la même gamelle que les acteurs bipèdes. Ou elle appelait la maquilleuse ou la coiffeuse à tout propos pour des retouches. Ou elle insistait pour qu’une chienne-cascadeuse soit appelée en renfort lorsque la mine au fond de laquelle Timmy était tombé semblait trop dangereuse.

INTELLIGENCE ARTIFICIELLE

“Un réfrigérateur intelligent est loin d’être uniquement un gadget, vous savez,” dit le vendeur un brin suffisant.

“C’est quoi d’autre, alors?”

“C’est une composante indispensable à la parfaite maison intelligente!”

“Ah bon.”

“Pensez-y!”

“Sans faute, dès ce soir j’en discute avec ma chiotte intelligente.”

RICHE TERRE

C’est rien que moi ou quelqu’un d’autre a ressenti l’expansion de l’univers vers 5 heures et quart ce matin?

POÉSIE MARXISTE-NIHILISTE

Faisons payer les chiches
 
La bohème avalée
Que savourer de mieux
À la petite cuillère dorée
Des aïeux besogneux
 
Ré ré ré, révolution
Belle militante de salon
Pa pa pa, papa de Ouestemont
So so so, so-li-de motton
 
Et moi et moi, moi
Qui mangeais mes bas
Les propres en premier
Les dépareillés pour souper
 

OH! NANISME! (POUR EN FINIR)

Lorsque les nains naissent, ils ont une taille parfaitement normale. C’est lorsqu’ils grandissent qu’ils rapetissent.

Je vous laisse là-dessus.


Flying Bum

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“Ce que je sais à soixante, je le savais aussi bien à vingt. Quarante ans d’un long, d’un superflu travail de vérification…”

  – Cioran Emil Michel, De l’inconvénient d’être né.

Un ciel noir et blanc à la Hitchcock

Dans le wagon de métro, on a l’air bien au-dessus de nos affaires en manteaux d’hiver beaucoup trop minces et en petits souliers, déconnant et presque saouls. Ton maquillage est charmant, dans ma tête nous sommes des amoureux.

Dans ma tête.

Tu es un petit ourson appuyé sur mon épaule. C’est un samedi soir dans le bas de la ville mais ce pourrait bien être la fin du monde pour tous les autres passagers, va savoir et on s’en fout. Nous marchons comme des clowns sur la céramique glissante du quai mouillé dans nos petites semelles bien lisses les mains au fond de nos poches pour ne pas perdre nos paquets de cigarettes, nos briquets, nos clés. Quittes à perdre pied. Vivons dangereusement.

Tu t’accroches à mon bras dans les escaliers mobiles et nous sortons envahir la noirceur alentour de la station Saint-Laurent. Tu es plus petite que moi, plus frêle, alors je sens que c’est moi le plus menaçant pour les ombres mobiles que l’on soupçonne davantage qu’on ne les voit. Et puis ce puissant sentiment en moi, une addiction, cette indécrottable envie, être à quatre pattes au-dessus ton corps qui repose tranquille sur son dos nu.

Ce soir ce ciel menaçant, noir et blanc à la Hitchcock, les étoiles comme des millions de crocs acérés. Tu dis te rappeler où est située la galerie. Encore quelques pâtés, passé ces devantures d’anciens commerces juifs de guenilles convertis en bars, quelques quidams déguisés en artistes bière à la main sur les paliers, brûlent des clopes, maniérés. Le cheveu se porte long ces temps-ci. C’est le nec plus ultra de ne pas porter de manteau ni de bottes. D’agiter la tête pour ramener la chevelure à l’ordre.

Ton petit ami est dehors à nous attendre. Je le regarde et je me souviens d’un autre temps, de lui et moi, quidams à clopes à notre tour, attendant que tu arrives, il zieute les filles qui passent devant nous, émet des sons douteux à leur passage. Je ne peux m’empêcher de penser que dans pas long tu t‘apercevras qu’il est infidèle, qu’il est laid derrière sa peau de beau gosse. Je retiens mes pensées, souvenirs des nuits que tu as passées à mon appartement. Il te demande si tu veux une bière. Je vous suis tous les deux à l’intérieur. Des coups de basse comme des battements de coeur sortent d’un haut-parleur quelque part plus loin. C’est une galerie-loft à deux planchers, des gens en bas, des gens en haut. Ses photos sont sur tous les murs. Il me montre sa préférée, la photographie d’une grosse pieuvre en plein milieu d’une rue de pavés, quelque part dans le vieux port. Le corps de la pauvre bête est argenté et mouillé, incongru, comme pas à sa place, comme une erreur de pensée, aplati, agonisant.

Le fleuve s’est gonflé, elle s’est échouée au retrait des eaux, me dit-il.

Je brûle d’envie de lui demander comment cette pieuvre a bien pu remonter jusqu’à Montréal mais je ne veux aucunement engager la conversation avec lui – tu l’as achetée à la poissonnerie, p’tit con. Je déteste l’intimité de son regard, l’idée que l’humain en moi se connecte à l’humain en lui me donne des haut-le-coeurs. Je veux continuer à le détester tranquille.

Et après? que je demande sans lever les yeux de la bière que je tète lentement.

Il regarde sa photo, ses doigts dessinent, contournent le corps de la pieuvre.

Elle est morte. On raconte qu’un restaurateur a ramassé le cadavre. Des gens l’ont mangée grillée. Avec beaucoup d’ail.

Je pense à toute cette vie qui bat sous l’eau, à la fluidité, la noirceur, à des mâchoires puissantes. Je pense aux désastres, au caractère inévitable, imprévisible des tempêtes. Avec quelle facilité on peut sombrer dans les pires emmerdes. Les tristesses les plus souffrantes.  

Dommage, une vraie honte, dis-je. Ce sont des créatures fascinantes, intelligentes. Personne ne peut même comprendre comment elles se reproduisent. Créatures magiques.

Il hausse les épaules.

Ce ne sont rien que des poissons.

Tu nous observes, assise sur une banquette, ton manteau sur les genoux et tes deux mains dessus.

Elle est belle, celle-là, hein, la pieuvre? tu m’interpelles à travers une foule de couples déambulants, de ménages à trois et plus, des gens qui jacassent fort. Ton petit ami a l’air totalement suffisant les yeux fixés sur sa pieuvre. Il ne s’est même pas retourné.

***

Des années plus tard, tu m’invites au premier anniversaire de ta fille. Il y a un lapin blanc sur le carton et je t’imagine jeune, informe et douce dans ta peau de lapin. Je me dis que le voyage en train est rendu hors de prix, ne vaut certainement pas le voyage, les heures interminables entre chez moi et ton pavillon de banlieue presqu’une vie perdue.

Mais j’achète le billet quand même. On ne s’est pas vus depuis sept ou huit ans mais on s’envoie régulièrement des photos, des images-témoins qui illustrent où en sont nos vies – de ton bébé lorsqu’il est né, couleur foie, lisse et sans défauts, les fleurs que je réussis à garder en vie dans mon jardin, des petits animaux qui s’aventurent furtivement sur ta pelouse. Des couchers de soleil extraordinaires. Notre proximité a jadis été comme une bombe; après ce n’était plus que poussière tombante et une forte odeur de soufre suspendue dans l’air. Nous avons été puis nous n’avons plus été. Un jour nous avons cessé de nous rejoindre, cessé de faire le pied-de-grue sur un quai de métro à s’attendre. Accommodés de déambuler seul dans les rues les nuits noir et blanc à la Hitchcock à se contenter de se texter les idées sombres et les urgences, les détails niaiseux, les angoisses, à combien de rues es-tu, je passe mon temps le nez collé aux fenêtres.

J’ai vu le nom de ton petit ami dans les magazines, les éloges de ses photos de musiciens à la mode, de starlettes populaires aux épaules d’ailes de poulet les seins à l’air, des vieillards sympathiques dans des accoutrements rigolos. J’ai bien essayé d’être heureux d’être content pour toi mais mon esprit reste paralysé dans sa propre amertume, peut-être parce que je suis encore seul et quand je pense à toi, avec lui, j’apprécie un peu mieux mon célibat. Notre habitude l’un de l’autre qui se guérit lentement d’elle-même à la potion de l’absence. Mais il subsiste un lien ténu. Des textos innocents, une poignée de photos d’une nouvelle maison, une vidéo muette d’un séjour de vacances quelque part avec la mention tu aimerais ça ici. Et maintenant, ton enfant qui grandit, l’extension de toi dont je me sentais un peu propriétaire parce que je t’avais aimé si farouchement. Je ne t’ai jamais dit que j’en avais envie moi aussi. 

Je prends un Uber de la gare de banlieue à ta maison, un coquet bungalow au fond d’une rue, cour clôturée, le flanc gauche de la propriété directement au bord de l’eau. Tu réponds à la porte avec ta fille dans les bras. Je ne peux m’empêcher de voir des petites pattes d’oie chaque côté de tes yeux, quelques plis sur ton front mais tu es encore superbe. J’attrape une sévère motte sur le coeur lorsque tu mets la petite dans mes bras en toute confiance comme si on s’était vus hier. Il y a des gens à la cuisine, des enfants qui se pourchassent à travers un immense salon rempli de ballons. Ses cousins-cousines, tu dis. Je tiens ta fille dans mes bras et je te suis jusqu’à la cuisine, au frigo. 

Une bière? que tu me demandes.

Mes yeux scrutent l’espace, je le cherche.

Je n’ai jamais pris de ses nouvelles, je ne t’ai jamais questionné à propos d’un éventuel mariage, peut-être était-ce déjà fait. Mais enfant il y a, il doit bien y avoir un père aussi. 

Où est Daniel? je demande.  

Tu observes la petite qui a l’air de s’y plaire dans mes bras. 

Nous nous sommes séparés il y a quelques mois, c’est juste plus facile comme ça, tu sais, toutes ces filles, les mensonges, c’est laid. 

Je suis vraiment désolé pour toi. 

Tu m’observes avec tes yeux de faucon. Je me sens brûlant, je me sens délivré. 

Arrête, tu n’es pas désolé, tu dis. 

Je change le bébé de côté sur ma poitrine. Je la tiens comme une mère-louve love ses petits. Je vous tiendrais toutes les deux comme une mère-louve devant le prédateur. 

Je ne suis pas désolé, tu as raison. 

Tu souris.  

Je te suis au salon. Je peux entendre la pluie qui commence à frapper fort contre les grandes fenêtres, contre la toiture. Les cousines fuient, leurs marmailles sous le manteau, sous un ciel noir et blanc à la Hitchcock qui se déchaîne pour la circonstance. 

Je sais que la rivière va se gonfler, la grève va perdre son chemin, se déplacer.  

Elle sera toujours revenue là, à peine souillée, lorsque l’eau se sera retirée.

Il y a de ces choses comme celle-là qui ne changeront jamais.   


Flying Bum

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“Quand on revoit quelqu’un après de longues années, il faudrait s’asseoir l’un en face de l’autre et ne rien dire pendant des heures, afin qu’à la faveur du silence la consternation puisse se savourer elle-même.”

     – Cioran Emil Michel, De l’inconvénient d’être né.

Le dernier Noël du poète de la chambre 102

C’est tout ce que nous aimons qui nous détruit avec le plus d’efficience.

Adéline gardait le poète de la chambre 102 pour la fin de sa liste de visite, pour pouvoir lui consacrer un peu plus de temps. Les autres infirmières et même les infirmiers appréciaient les journées où Adéline était de service parce que le poète n’aime personne, il insulte souvent le personnel, leur sacre après et tente même de piquer leurs mains avec un couteau à beurre.

Est-ce que tu es ma douce? dit-il, dévorant Adéline du regard comme si elle était Miss Univers.

Non, je suis votre infirmière, monsieur Léon. Et elle place son stéthoscope sur la poitrine du poète comme pour appuyer sa réponse, elle enroule la courroie de l’appareil à pression autour de son bras et pompe la poire avec vigueur.

Il fait la moue et lui dit qu’elle est beaucoup trop jeune pour lui de toutes façons. Il détourne le regard vers une photo déposée sur son chevet. Une vielle photo sépia de la mère de Léon, elle avait trente-trois ans, comme le christ, c’était l’année avant son décès. Puis, son regard se porte à nouveau sur l’infirmière.

Dis donc, est-ce que tu ne serais pas ma douce, toi?

 

***

De toutes ces joies

Ne restent que les petits pipis

Qu’on échappe parfois

Lorsqu’un rare bonheur enfume l’esprit

***

 

Ensemble, ils colorient des images au feutre pour Noël à la grande table, une vieille endormie dans sa chaise près d’eux pisse la bave sur son tablier et ronfle comme un dix-roues. Léon couvre sa bouche avec une main, se penche vers Adéline et murmure à son oreille.

Non mais regarde la vieille, qu’est-ce qu’ils attendent pour la placer dans un hospice?

***

La première fois qu’Adéline a visité le poète de la chambre 102, il était étendu dans son lit et fixait le plafond. Il ne répondait pas à son propre nom, deux grands yeux bleus vitreux et striés de glu. Alors Adéline avait fait jouer “You’ve got a friend” version James Taylor sur son cellulaire approché de l’oreille de Léon qui devait bien avoir 20 ans dans les années soixante-dix, alors il connaîtrait, avait-elle pensé. L’intro terminée, aux premières paroles de la chanson, son regard avait changé, se retournant vers la chambre avec ses rideaux comme divisions et son mobilier de bois éculé. La fenêtre, les champs dehors, le froid. Adéline près de lui. Un ange dans le froid.

***

Je m’en vais de l’autre bord, lui avait-il dit un jour après que les signes vitaux et le diamètre de ses plaies avaient été bien consignées. Mais il s’inquiétait, disait-il, que bien du monde ne voudrait pas le voir là.

Tout le monde est bienvenu de l’autre bord, répond Adéline, on peut s’imaginer un grand arbre avec sa famille, ses amis assis en-dessous qui bondissent sur leurs pieds et qui se jettent sur nous lorsqu’ils nous voient, qu’ils nous prennent dans leurs bras.

Je ne sais pas, dit Léon, examinant ses mains noueuses. Je ne sais pas.

Adéline se l’imagine jeune, portant un beau jeans bleu et une belle chemise carreautée, souliers de suède brun rouille et une ceinture de cuir noir, comme ses petits amis portaient à l’école, comme son père portait lorsqu’il emmenait Adéline se gâter au nouveau centre d’achats. Ou qu’ils descendaient ensemble la rue principale et entraient au restaurant où les locaux se sustentaient dans les cabines. Il prenait une bière au bar pendant que ses semblables lançaient des dards plus loin et qu’elle mangeait une frite-vinaigre. Qu’il l’emmenait faire un tour de camion dans son pick-up rouge, son fameux pick-up qu’il aimait plus que tout au monde.

Ou qu’il la battait.

La femme dans la salle voisine qui crie au meurtre chaque fois qu’elle voit Léon. Qui oublie qu’il vit ici et qu’elle n’y peut rien. Il enlève sa ceinture de cuir noir et la frappe et la frappe et la frappe encore.

***

La spaghettification ça existe mais ce n’est pas ce qu’on croit, dit Léon. L’inconfulgurabilité, toute cette sorte de choses que racontent Léon lorsqu’il ne parle pas de sa dernière œuvre, les choses qu’il griffonne nuitamment dans ses calepins, des histoires croisées dans le noir qui forcent à changer de trottoir, les appelle-t-il.

On est ici dans un entre-deux, entre nulle part et quelque part, c’est comme cinq heures moins quart du matin, la nuit, dit Léon un jour qu’il se souvenait de son nom. Il observe les autres chaises roulantes qui pointent les unes vers la télé, les autres la table à cartes, d’autres les fenêtres, roulées dans toutes les directions comme un rack de boules de billard éparses après la casse. Nous ne vivons pas et en même temps nous ne sommes pas morts, ici-d’dans, dit-il, c’est ça l’affaire.

Adéline a vérifié chez elle le soir, la spaghettification ça existe pour vrai mais ce n’est pas ce qu’on croit. Elle passe ses journées à aider d’autres gens seuls à mourir, une photo d’un proche près d’eux, des mères, des pères, des enfants, un conjoint, trois injections. Jusqu’à ce que ce soit à son tour à lui et ils s’assoient près de la fenêtre tous les deux. Adéline a dit à son conjoint qu’elle était tombée en amour avec son patient le poète. Ou de tout ce mystère qui l’entoure, toutes ces histoires, ces mots, son regard? Son conjoint a souri.

***

Elle a mis son plus bel uniforme. Est-ce que tu viens avec moi? avait-il demandé à Adéline un jour qu’ils étaient assis bien tranquilles au bord de la fenêtre près d’une photo de sa mère, de la panoplie d’euthanasie déposée là. Nous serons des beaux oiseaux jaunes qu’on ne voit pas encore et nous nous envolerons au-dessus des champs, de la rivière.

J’ai une famille, lui rappelle Adéline. Je suis une mère moi aussi, je dois rester.

Dommage, grogne-t-il en se remémorant, je suis beaucoup trop vieux pour toi de toutes façons.

Ils l’ont enterré dans un petit cimetière perdu entre deux champs de soja. Son GPS lui a promis de la conduire mais il n’a pas tenu parole alors elle est descendue chez un fermier pour demander.

Vous êtes une de ses proches? l’homme demande-t-il. J’étais son infirmière, répond Adéline se remémorant les injures, les attaques au couteau à beurre, la femme qui hurle rien qu’à voir le poète s’approcher d’elle. Mais plein de belles choses aussi.

Ils l’ont mis dans une boîte de bois avec des fleurs rouges et blanches dessus et quelques proches sont là, deux ou trois, des porteurs. Le couvercle a l’air massif et les poignées en laiton ont l’air gelées. Adéline ne peut s’approcher suffisamment pour appliquer une dernière pommade sur ses bras, prendre sa pression, lui apporter une orangeade Crush, l’écouter réciter des vers étranges ou choisir une chanson qu’ils puissent marmonner tous les deux.

Pas un arbre en vue, pas de neige non plus, triste veille de Noël sous la pluie. Le vent et la pluie font danser en tous sens le canevas de l’abri de fortune au-dessus de la fosse où Adéline et les autres sont entassés comme des sardines dans une promiscuité tragique et silencieuse. Le célébrant lit quelques mots de la bible, la nativité, innocent. Ils descendent la boîte dans le fond de son trou pendant qu’Adéline regarde au loin dans l’étendue de résidus de soja pourri, deux oiseaux jaunes qu’elle n’avait pas vus encore, qui s’envolent en faisant des spirales dans le vent.

***

Une lumière blanche et crue, aveuglante, perce à travers les fenêtres givrées. Les préposés font place pour le prochain patient, défont le lit, installent des couvertures propres, retirent les effets du poète de la chambre 102. Adéline les interrompt. Elle récupère les calepins, la photo sépia de la mère de Léon, étrangement elle se sent liée à elle de façon indéfinissable, avec elle qu’elle a appris ce que cela pouvait signifier de vivre exactement trente-quatre ans, cinquante-deux ou quatre-vingt-sept et de s’arrêter là, précisément, brusquement, au grand buffet des plus belles années qu’on a tous bouffées goulûment, réalisant à mesure que la table se vide, grand bien nous fasse, que nous ne serons jamais vraiment rassasiés.


Flying Bum

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Avec tous mes voeux !

à Robert Bourgoin

Blues pour un geai bleu

J’aurais tellement aimé que tu m’accompagnes alors j’ai demandé deux coupes lorsque j’ai commandé la bouteille de vin et j’ai planté la tienne dans l’herbe près de moi. Plus tard, je prétendrai m’être fait poser un lapin, mais qui est-ce que j’essaie de berner ici? J’ai commandé toute une bouteille juste pour moi parce qu’ils ne vendent pas le vin au verre, ici, dans ce jardin fleuri derrière le café des poètes où je ne connais personne et où je me sens terriblement mal à l’aise.

J’aurais tellement aimé que tu m’accompagnes parce que ce malaise puissant est une brume si épaisse qu’elle colle à toutes choses et je ne puis dire d’où elle vient. Est-ce qu’elle transpire de mon propre corps comme le sexe, comme la peur? Ou peut-être est-ce une transpiration collective, une sudation générale comme un effet de serre d’une collectivité de gens socialement anxieux qui respirent à la beauté des mots et qui expirent une halitose aux relents de maquereau? 

J’aurais tellement aimé que tu m’accompagnes, mais tu dis que tu détestes la poésie. Dans le sens que tu aimes tellement la poésie qu’aucun poème que tu écris n’atteint ton inaccessible idéal. Aucun. Et je ne t’ai jamais vue en reciter, en écouter réciter. Même en écrire, je ne t’ai jamais vue.

De toutes manières, j’aurais aimé que tu sois là parce que ce soir de juin se fait doucereux et le ciel porte une robe lilas et corail et que je me suis mis beau mais pas trop beau, mes cheveux hirsutes disparus dans un chignon propret et mes manches habilement relevées comme un intellectuel négligé et tout ce bel effet gaspillé avec ces filles aux jeans de môman qui pochent de partout et leurs chevelures déglinguées par la brise qui tourne interminablement dans ce jardin enclavé, avec leurs bottes de travail impeccables ou leurs sandales d’artisanat hors de prix et leurs fourre-tout en canevas recyclé.

Je sais que tu adores le mépris à peine déguisé avec lequel je décris parfois les gens.

J’aurais aimé que tu sois là parce que cette poésie est mauvaise. Mauvaise comme les traits étranges que la lumière des IPhone dessine sur le visage des gens qui y lisent leur prose. Mauvaise comme le ton monocorde dans lequel elle est livrée. Mauvaise comme tout poème récité sans âme qui se termine par le même “voilà c’est tout” et je suis désolé mais ajouter ce “voilà c’est tout” après le poème c’est comme te demander après “si tu es venue”. Un véritable climax doit s’affirmer par lui-même et résonner dans tous les os du corps. Le tien comme le mien.

Je sape mon vin de façon subtile prenant grand soin de n’émettre aucun son parce qu’à plus d’une occasion je me suis senti observé au moindre sapement et alors je tourne la tête pour regarder les martinets ramoneurs gazouiller et rouler en tous sens. Je me rappelle être grimpé sur ce toit du bas de la ville pour observer les martinets rejoindre leurs nids en volant en spirales pendant que la sauce des burgers nous coulait de chaque côté de la bouche, longtemps avant que l’on se soit fait souffrir l’un et l’autre. J’observe un couple de corneilles qui vont de branche en branche dans le merisier par-dessus la tête du poète. Ils aiguisent leur bec luisant contre l’écorce de l’arbre, s’ébouriffent les plumes du cou et les lissent à nouveau et je prie que les poèmes qui viennent soient moins mauvais. Mais ça continue pareil.

Lorsque je reviens vers ma voiture à l’entracte, elle était là, dans le paillis. Une explosion de bleu. Les plumes de geai bleu comme une pluie d’échardes tombée du ciel, une bonne poignée de plumes, perdues en plein combat, arrachées par les pointes acérées de la mort incarnée dans un prédateur.

Je les ramasse et je tente de recoller leurs barbules, frottant et frottant les lignes noires et bleues entre elles, tâche ardue voire impossible. Penché au-dessus de la plate-bande fleurie, avec zèle et haletant. Bénis soient les corvidés qui s’en branlent là-haut, corbeaux, corneilles et geais de tout acabit. Audacieux comme durs à cuire. Bénie soit l’impudence.

Et le poète ultime s’amène, celle que je suis venue entendre, et sa peau est fleurie de tatouages, et sa tête la crinière rouge d’un feu de forêt. Elle lit, au bout de son souffle, quelque chose qui parle de son origine amérindienne, la sagesse, sa sexualité queer. Partout les doigts se resserrent autour des bouteilles de kombucha, les orteils qui retroussent des sandales commencent à se tortiller dans le trèfle. La brume s’épaissit et je montre des dents de joie en entendant son chant strident je sais, la sagesse, mon amour, la sagesse, tourne-moi, la sagesse, roule-moi, la sagesse, baise moi, la sagesse . . . baise-moi comme une . . .   baise-moi comme une . . .   baise-moi comme une . . .

 

J’aurais aimé que tu sois là parce que je peux sentir quelque chose scintiller dans un endroit mort depuis longtemps et ça brûle comme un tison et cela ne m’effraie pas et je crois que tu ne m’auras jamais vu aussi brave parce que ces choses-là ne se produisent que lorsque je suis seul. J’aurais aimé que tu sois là parce que cette poétesse brouillonne est aussi vraie qu’une baise sauvage et ses mots qui pourraient atteindre ton inaccessible idéal vers lequel je ne saurais jamais t’élever.

La voix de la poétesse prend du coffre et je peux sentir le piquant des plumes transpercer ma paume là où je les serre si fort et c’est fini et je tape ma cuisse trop fort de ma main libre, mes os résonnent, et je peux sentir les yeux pivoter sur moi et s’éloigner. La poétesse amérindienne à la chevelure de feu replace le micro, toute son énergie dépensée. La foule se lève synchro et un océan de mains s’élève et entonne un interminable alléluia.

Je rends la coupe sale, la coupe propre et je plante le liège sur la bouteille, je murmure “elle n’a pas pu venir” à la fille qui me l’a vendue et je me vois, euphorique, tourner le dos et marcher, lancer au ciel la poignée de plumes bleues. Et je pense, la sagesse . . .

. . . la sagesse est le prix à payer pour l’avoir perdue.


Flying Bum

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Luc-Aurèle Lebom persiste et signe

St-Jacques, le 13 juillet 2023

Cher éditeur de fiction,

Le texte que je vous soumets ici s’intitule “Cher éditeur de fiction”, une histoire qui prend la forme d’une fictionnelle missive adressée à un journal littéraire fictif comme lettre de présentation pour un texte soumis sous le titre ci-haut cité. Je voudrais seulement tenter de dissiper toute confusion que pourrait soulever cette lettre fictive vue la présente lettre qui vous est adressée pour vrai qui est aussi introduite avec une intro qui dit “Cher éditeur de fiction”. Vous seriez autorisé à y voir là une blague de mauvais goût ou y reconnaître le germe d’un doute bien justifié.

L’idée m’est venue lors d’une des marches en forêt que j’effectue tous les jours généralement vers les quinze heures, histoire d’absorber les quantités de phéromone des bois nécessaires à mon équilibre mental. Je dis “vers” les quinze heures et j’ose espérer qu’aucun horloger n’osera régler ses montres sur l’heure de mes marches, j’avoue ne pas avoir la belle ponctualité d’un Kant, par exemple, et je doute qu’il subsiste encore un horloger dans les environs de St-Jacques, laissant gros Jean comme devant les pauvres habitants du secteur qui possèderaient une montre défectueuse. Contrairement à Kant, je ne suis pas un philosophe, bien que je ne répugne aucunement une occasionnelle lecture d’œuvres philosophiques, je crois fermement qu’en tant qu’écrivain de fiction, je me dois d’en savoir autant que faire se peut sur à peu près tout parce qu’en ma qualité d’écrivain de fiction je peux potentiellement écrire sur à peu près n’importe quoi, alors au fil des ans j’ai accumulé dans ma tête une multitude d’informations (d’aucuns diront que tout cela est bien trivial, peut-être bien) –  je m’imagine souvent dans la peau d’un participant à Génies en herbe lors de mes marches en forêt et je réponds correctement à toutes les questions, dans ma tête. Et justement, parmi les choses dont j’ai farci ma tête, se trouve la philosophie, et une des choses dont j’ai farci mon esprit en matière de philosophie est une déclaration surprenante de Kant : “Le plus grand problème de philosophie qui afflige les philosophes est de démontrer sans l’ombre d’un doute l’existence du monde extérieur.”

Mais pour les besoins de la cause, la mienne autant que la vôtre, prétendons tous deux que cette lettre adressée à vous ainsi que vous-mêmes existez et que l’histoire qui suit est la réelle histoire qui suit cette lettre de présentation, une véritable lettre de présentation pour une histoire fictive.

Maintenant que le consensus est bien établi à propos de ce qui est bien réel et ce qui l’est moins et que maintenant, j’ose l’espérer, vous comprendrez bien la démarche et que vous ne serez pas confus par la nature confuse du texte soumis (texte qui suit), je peux vous fournir du même souffle quelque peu d’information sur ma personne.

Mon nom est Luc-Aurèle Lebom et je suis un écrivain de fiction de St-Jacques pas encore publié, la fiction de St-Jacques n’existe pas comme telle cependant, autrement que comme une vue de l’esprit ou d’une phrase mal tournée. Je crains que je ne sois un écrivain non publié encore parce que les éditeurs de fiction comme vous ont été confus sur le pourquoi. Pourquoi ont-ils reçu une lettre de présentation sans texte proposé, méprenant la proposition pour une simple lettre de présentation et comme je l’ai longuement expliqué ci-haut et je tiens à vous le rappeler encore que cette lettre de présentation est la lettre de présentation et le texte qui suit qui s’intitule Cher éditeur de fiction est bien le texte soumis – j’ai considéré un moment de changer la fonte du texte soumis (Cher éditeur de fiction) pour le différencier de la lettre de présentation comme telle – mais j’imagine que cela puisse vous indisposer, vous l’éditeur de fiction et votre beau magazine littéraire, et je crois me rappeler que Steinbeck avait tenté de soumettre À l’est d’Éden utilisant différentes couleurs de fontes pour les différents personnages pour faciliter la compréhension mais que l’idée n’a pas eu l’heur de plaire à son éditeur. Et lui était John Steinbeck et non pas juste un autre auteur de fiction non publié comme moi.

Je me rappelle avoir lu un article sur l’utilité d’une lettre de présentation et on y dénombrait deux fonctions principales : dire “Un beau bonjour, là!” et pour affirmer “Je suis loin d’être cinglé.” Alors, pour conclure,

“Un beau bonjour, là”

Luc-Aurèle Lebom

***

Cher éditeur de fiction,

Je vous soumets une histoire de fiction qui s’intitule “Cher éditeur de fiction”. Elle contient deux parties, chacune rédigée sous la forme d’une lettre de présentation à un éditeur de fiction. Dans la première lettre de présentation, il est affirmé clairement que la première lettre de présentation ne fait pas partie du texte soumis, mais laissez-moi vous rassurer, elle fait assurément partie de la soumission peu importe l’énergie avec laquelle le texte affirme ne pas en faire partie et n’en être que la lettre de présentation, alors que la seconde lettre consiste essentiellement à expliquer le contraire. Je tiens à vous expliquer, vous, éditeur de fiction, que l’ensemble du document ici soumis est le texte soumis et qu’il ne contient absolument aucune lettre de présentation.

Je comprends le peu de professionnalisme que suppose le fait de vous soumettre un texte sans lettre de présentation qui contient deux lettres de présentation et je sous-estime probablement la confusion que cela puisse semer, même chez un éditeur de fiction et j’en conclus que cette confusion des éditeurs de fiction constitue la cause même des rejets à répétition de cette proposition par la majorité des éditeurs de fiction.

J’en conviens mais je persiste et je signe, le rejet constituant pour moi une forme de motivation excitante à poursuivre les efforts pour en venir à faire publier ces deux lettres de présentation, qui constituent le texte soumis intégralement, sans lettre de présentation le précédant.

D’aucuns pourraient argumenter qu’après une centaine de rejets, un auteur de fiction devrait considérer que toute cette histoire de deux lettres de présentation sans lettre de présentation n’est tout simplement pas intéressante pour un éditeur de fiction mais je maintiens fermement que le texte vaut son pesant d’or et que la confusion seule engendre son rejet, aussi confuse la situation puisse-t-elle être pour vous mais ô combien claire pour moi.

En effet, des camarades écrivains de fiction me demandent pourquoi je ne soumets pas un autre genre de proposition aux éditeurs de fiction. J’ai écrit bien d’autres textes que cette lettre de présentation qui contient deux lettres de présentation, sans fournir de lettre de présentation comme telle, et je leur réponds que cela fait partie d’un plan beaucoup plus grand. Ce grand plan sera révélé aux lecteurs de fiction lorsque j’enverrai ma prochaine proposition aux éditeurs de fiction qui sera l’histoire de la difficulté rencontrée par un auteur de fiction fictif à faire publier une histoire à un éditeur de magazine de fiction fictif, sans lettre de présentation mais qui contient deux lettres de présentation contradictoires, et qui sera enfin publiée. Je crois que vous, cher réel éditeur de fiction, vous comprendrez mon intérêt à faire publier cette histoire avant de publier ma troisième fiction qui traitera de comment vous avez finalement consenti à publier cette première histoire qui est, dois-je vous le rappeler, celle à propos de deux lettres de présentation contradictoires sans véritable lettre de présentation.

“Un beau bonjour, là”

Luc-Aurèle Lebom


Flying Lebom Léon-Chose

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“Il y a une force intérieure, je suppose, un courage et une intégrité, à simplement admettre que vous êtes cette présence malveillante qui rôde dans les ruelles sombres de votre propre vie.”

– Luc-Aurèle Lebom

Le périmètre du royaume

 

Dehors pour sa marche matinale en croquant la pomme qui lui sert de déjeuner, Léon se fout que les ombrages au sol ne proviennent d’un animal, d’un minéral ou d’un végétal, ou d’un sale braconnier perdu dans le bois. L’orignal, encore? Difficile à discerner. Il descend sa calotte directement sur la ligne de ses sourcils. Canté, le soleil d’un bébé juin est tout de même brillant, mais la tête de Léon est une chambre blanche, vide, des insignifiances cachées dans des petites boîtes de métal imprimé. Lâche ça! crie-t-il à son vieux cabot, un springer anglais qui mange des crottes de lièvre. Léon observe la crique et il souhaite secrètement qu’elle soit plus large, profonde, qu’il puisse y coucher sa douce sur le dos – Odile – et qu’elle se déporte, flottant, passé les fermes abandonnées. Jusqu’à l’océan où elle pourrait se faire, pour d’autres enfants, trésors de verre d’océan vert océan, un bec de pélican, la tête d’une vague qui s’abat sur la grève.

 

***

 

Pas un écureuil noir ni un siffleux. Pas le chat miteux de la voisine cul-terreuse. Peut-être rien que des branches qui projettent une ombre qui ressemble à s’y méprendre à une grosse tête d’orignal, le panache comme des racines dans l’herbe et son gros museau en forme d’arachide géant. Quand Léon avait-il vu un orignal pour la première fois? En chaloupe sur le lac Tiblemont avec son père, la seule fois où il est monté en chaloupe avec son père? Sur un road trip au Maine avec sa fille Charlie lorsqu’elle avait dix ans. Elle avait mangé tellement de sucre d’érable en forme de petite maison qu’elle avait dégueulé sur le siège arrière alors que Léon conduisait pendant des heures pour être certain qu’ils ne manqueraient rien sur leur liste et que Charlie éventait son visage rosi de coups de soleil avec la carte routière fripée.

 

***

 

Provoquant Léon, le chien entre et sort sans cesse du sous-bois tentant de sauter juste assez haut pour faire descendre les nuages encore plus bas. Des nuages jaunis par le soleil matinal qui s’appuient les uns sur les autres dans tous les angles possibles. La chemise de flanelle de Léon – froissée parce qu’Odile a cessé de repasser les vêtements de tous les jours l’année passée – est rentrée dans ses pantalons kaki retenus par une ceinture bien serrée. Les jambes du pantalon juste assez courtes pour éviter que la rosée ne s’y imbibe, qu’elle ne s’accroche qu’à ses godasses imperméables pas assez longues pour cacher ses bas qu’il changera dès qu’il rentrera, de toutes façons. Si la bande de sa calotte était assez large, il pourrait la replier au-dessus de ses yeux.

 

***

 

À travers une fenêtre ouverte il entend Odile parler au téléphone, elle rit fort fort. Une corneille ou un geai bleu. Il pense encore à la crique, sa douce emportée par les flots couchée sur le dos. Pas pour mourir, dit Léon à voix haute. Pas pour mourir. Ou voler, bien que Léon sache que c’est ce que les corneilles et les geais bleus font de mieux. Dans son dos, l’orignal acquiesce de la tête dans le fond de la cour. Le chien est maintenant une tache noire et blanche qui se confond dans le gravier de l’allée. Léon ouvre la porte d’en avant, un couloir en feuilles de platane. Du sable sur le sol en ardoise de la cuisine. L’odeur sucrée du pain, un pain cuit dix minutes de trop.

 

***

 

Odile partait ses dimanches avec des copeaux de fromage qu’elle coupait à même la meule avec son canif, une bière glacée. Elle en offre une à Léon. Trop de bonne heure pour moi. Ensuite, il croise le regard de Charlie avant qu’elle ne parte vers la terrasse délavée par les soleils de trop d’étés et que Léon n’avait jamais reteinte, elle descend les marches aussi grises et part jouer dans la crique près de là où les vaches perdues viennent s’abreuver. Attention aux marches, Odile crie-t-elle à la fillette et Charlie s’arrête, délace ses chaussures et les dépose l’une près de l’autre, un bas flanqué dans chacune – comme si elle les rangeait dans une garde-robe – avant de poursuivre son chemin les pieds dans le trèfle violet humide.

 

***

 

Maintenant au sous-sol, assis à son ordinateur, Léon ouvre un fichier. Une photographie de sa douce. Il trace un petit rectangle alentour du visage d’Odile et fait disparaître tout le tour, les sœurs alentour. Toutes ces femmes. De la fenêtre, Léon voit l’orignal en mouvance dans le soleil. Il se souvient d’une femme avec laquelle il avait voyagé, elle était un parfum en soi, elle portait des escarpins blancs et se drapait les épaules de petits chandails roses déposés directement sur sa chevelure. Sa douce sentait le céleri, portait des talons plats et ne possédait aucun vêtement pastel, ni brillant à lèvres. Elle adorerait la crique. Odile adorait se laisser aller, lentement.

 

***

 

Bien cadré, l’orignal était maintenant indéniable, épormyable. Alors le seul fond d’écran que Léon sauvegardait sur son bureau était celui qui confinait l’orignal dans le coin, et non en plein centre, de la cour. Dans le disque dur, une lettre tendre, vieille comme la terre, de son frère qui venait de tomber en amour avec une danseuse; un avis disciplinaire de son superviseur lorsque Léon avait commencé à entrer tard et à partir tôt, sans raison; une lettre de démission épique. Un poème à sa mère, aussi. Quelque chose de bien, de bien triste. Un disque dur le coeur gros de mots tendres.

 

***

 

À un courriel, Léon joint la photographie d’Odile. Le visage a tellement de choses à raconter, des messages que seule sa fille peut déchiffrer. Sur le manteau du foyer, près d’une vieille bouteille brune trouvée dans le bois qui tient trois branches de saule bourgeonnées, un portrait de sa fille, Charlie, ramasse la poussière avec la bouteille. Une photographie qui date de l’année de sa graduation du secondaire. La lumière qui frappe son écran, son visage en reflet recouvre parfaitement celui d’Odile sur la photo. Elle porte la moustache de trois jours de Léon, deux yeux gris sur deux yeux gris qui se font noirs. Léon porte les boucles d’oreille d’Odile. Elles me font bien, pense Léon. Mieux qu’à toi, dit-il au visage inerte d’Odile. À travers la fenêtre, Léon observe l’ombre de l’orignal qui s’allonge. Il y a des lunes et des lunes, Léon entretenait des aquarium remplis de poissons tropicaux, jusqu’à ce que Charlie se mette à frapper les vitres, semant la panique chez les pauvres poissons, faisant crier Odile.

 

***

 

Tôt le soir. Il marche dehors avec le chien, la bête file directement vers la crotte de lièvre fraîche. Odile est au téléphone, encore. Même s’il n’a pas plu cette semaine, la crique semble bien haute aux yeux de Léon. Dans sa partie la plus profonde, l’orignal est revenu, son museau large plongé dans les roseaux. Léon sort de sa poche une photographie de Charlie, petit carré de papier usé et décoloré. Il se rappelle une carte topographique qu’il avait aidé Charlie à fabriquer pour un projet scolaire. Comment des boules de ouate qui devaient donner une idée de l’élévation avaient finalement ressemblé à des nuages qui se seraient écrasés au sol. On jurerait entendre un orignal mastiquer.

 

Léon, lentement, marche la tête basse, observe l’herbe en chemin. Herbe, trèfle, rhubarbe du diable, violettes sauvages, fraises des champs et tutti frutti. Un rond d’herbe brûlée, jaune, chien stupide. Une tondeuse à gazon au loin commence son tintamarre de moteur à deux temps. Et c’est presque l’heure de souper.

 


Flying Bum

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Le diable est dans ses chaleurs

Un soleil rose dans un ciel jaune de fumée, les flammes menacent le nord-ouest.

Le matcimanito, le mauvais esprit terré au creux des eaux du lac superbe, le Madji Manidô Sagahigan (le mauvais esprit en langues crie et innu) ce diable lui-même a chaud aujourd’hui. Les feux de forêt avancent faisant une bouchée des jardins de deux par quatre, monocultures plantées par les compagnies de bois avec les montagnes de branchage et tous les bulldozages abandonnés derrière l’exploitation qui gavent les brasiers. Mon pays brûle et mon coeur saigne.

“Matcimanito terré dans son trou savourait les divines saveurs nouvelles que le flot lui ramenait. À travers le prisme des eaux claires et tranquilles, il zieutait au loin le corps superbe de cette créature des dieux mi-femme mi-reptile. De l’autre côté du Matchi-Manitou, au pied de la montagne du diable, était apparu de nulle part un orignal gigantesque et majestueux qui descendait avec grâce vers les eaux peu profondes du lac, prendre tranquillement le déjeuner aux herbes d’eau.”

Extrait de Le matcimanito qu’on peut lire ici.

Je lance des ondes de courage et d’espoir, des espoirs de pluies abondantes, pour les gens qui habitent tous ces lieux menacés, Chapais, Clova (que notre premier ministre Legault a déclaré vouloir laisser brûler), Normétal, Lebel-sur-Quévillon, lac Matchi-Manitou, lac Guéguen, lac Tiblemont, rivière Pascalis et les communautés autochtones du lac Simon.


Flying Bum

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Comme un fantôme

 

La première fois qu’Adéline a rencontré Léon, dans une danse à l’école secondaire, il sniffait du protoxyde d’azote à même la bonbonne. Il en avait absorbé une grande lampée devant elle avant de s’écrouler au sol. Adéline paniquée croyait dur comme fer que quelqu’un devrait lui administrer le bouche-à-bouche. Elle avait longuement observé ses lèvres étonnamment rose bonbon sans pour autant aller jusqu’à s’exécuter. Ses cheveux étaient orange néon, rasés à un quart-de-pouce du scalp. Adéline se l’imaginait très bien dans un film à scénario dystopique où tout le décor tenait de la peinture en aérosol, du papier mâché et du ruban à masquer. Elle se rappelait l’avoir trouvé suspect, dangereux, pas du tout son genre à elle.

 

Adéline affectionnait particulièrement les garçons blonds bouclés au teint de pêche et qui ne l’aimaient pas en retour (des points-bonis s’ils jouaient d’un instrument de musique).

 

Avance rapide sur l’été de son impéritie, sa sombre période d’insuffisance. Adéline vient d’obtenir son bac en rédaction française mais personne ne veut l’embaucher mis à part un magazine de décoration intérieure soupirant péniblement les derniers râles du journalisme imprimé. Pour treize balles de l’heure, elle écrit des histoires de chaises en lexan et s’interroge publiquement sur la raison pour laquelle des gens paient des enfants chinois rien que pour produire des cailloux de verre coloré pour emplir des vases horribles.

 

Adéline craquait pour un garçon qui avait jadis habité sa rue, qui s’appelait Léopold – teint de pêche, blond bouclé, joueur de batterie. Après quelques rondes de messages-textes vaguement suggestifs, elle avait conduit trois heures pour aller le voir en pleine nuit. Sur la route, Adéline avait fantasmé sur une scène de rapprochements brûlants et de longues conversations nourries au vin rouge à propos de combien ils étaient faits l’un pour l’autre. Lorsqu’elle était finalement arrivée à son appartement, il était totalement inconscient après avoir abusé d’hydrocodone. Il a à peine eu la force d’ouvrir la porte à Adéline avant de revenir à son coma profond et à ses ronds de bave sur son oreiller. Curieusement, cet affront n’a fait qu’accroitre l’intérêt d’Adéline pour Léopold. Avant de quitter en catimini, elle a abandonné au sol une petite culotte string en dentelle rose à froufrous comme une façon de lui dire de la rappeler (chose qu’il n’a pas faite).

 

Alors que le garçon qui avait habité sur sa rue alimentait encore ses fantasmes, un soir qu’elle était concentrée sur un article de fond à propos de la tapisserie métallisée, Adéline reçoit un message sur Facebook. Un message de Léon – est -ce qu’on peut se voir?

 

Adéline ignore le message de Léon. Elle discute avec sa co-locataire de la fois où il s’était effondré devant elle suite à une énorme aspiration de protoxyde d’azote. “Non merci, Léon,” dit-elle en effectuant ses plus belles grimaces de dédain – je crois que la consommation abusive de gaz hilarant de Léon est tout à fait inacceptable, que dire de la consommation d’opioïdes de Léopold, pensa-t-elle alors. Tout ça se vaut bien.

 

De toutes façons, elle voyait cet autre type, Léonard (blond-roux frisé, guitariste, teint de pêche). Léonard et elle s’étaient rencontrés dans un bar de l’avenue du Parc. Elle avait tenté de lui faire glisser de bord en bord du bar encombré une bouteille de Bud Light et à sa grande surprise, la bouteille s’était faufilée entre tous les obstacles pour atterrir directement dans la main de Léonard, comme si elle s’y était magiquement téléportée. Événement miraculeux s’il en est un, compte tenu de la coordination yeux-mains d’Adéline qui frôle le zéro pourcent. Adéline a immédiatement vu là une preuve par A plus B égale X qu’ils étaient faits l’un pour l’autre, tout comme cette bouteille qui avait parfaitement épousé la main de Léonard. Mais ils ont passé l’essentiel de leur brève relation à se remémorer ce fait d’armes somme toute assez insignifiant. Quelques rencontres consommées, après qu’ils se soient mis à poil pour la première fois (Adéline a vu son tatouage de Frank Zappa; Léonard a vu sa tache de naissance à la forme similaire aux contours de l’Australie), Léonard a cessé de répondre à ses textos. Apparemment ils n’étaient pas faits l’un pour l’autre tant que ça.

 

Alors qu’Adéline se promenait sans beaucoup d’entrain dans une exposition de meubles antiques pour son magazine, son téléphone se met à vibrer. Léon qui tente de la contacter. Tellement d’eau qui est passée sous le pont. Le secondaire comme au siècle dernier. Cette fois-là, il propose à Adéline d’aller boire un pot avec lui. Ou, pourquoi pas un sandwich?

 

Elle regarde son profil Facebook, curieuse. Sur les photographies, il porte encore ses petits cheveux raides et drus. Orange fluo. Sur l’une d’elles, il est sur une rue au Costa Rica avec des pics de cheveux roux bien érectiles et il tend à un singe une tranche de mangue. Sur une autre, il est quelque part qui peut ressembler à l’Afghanistan, un désert, il porte des vêtements camouflage. Une cigarette lui pendouille au bout de la gueule, sa peau est rose comme si on l’avait frottée et frottée avec du sable. Ses dents s’illuminent dans un sourire bien senti, ses dents blanchies par un soleil bien cru. Sur d’autres photos, il se tient dans une parade nuptiale dans une chapelle qui a connu de meilleurs jours, la clim est définitivement en panne, des perles de sueur décorent le visage de toute la procession mais il sourit tout de même sous un faux-arbre plein de fleurs artificielles roses et bleues.

 

Il n’était pas blond, n’avait pas un teint de pêche et ne semblait guère du genre à jouer d’un instrument de musique. Mais il y avait un petit quelque chose à propos de lui. Et aucune trace visible de protoxyde d’azote.

 

Adéline a accepté de le rencontrer.

 

Elle était assise, seule, à une table de bistro bancale à siphonner lentement une eau minérale. Léon est entré et elle a été surprise de le voir portant une barbe épaisse et une longue chevelure bouclée en lieu et place de la coupe au rasoir qu’elle s’attendait à revoir. Il avait également grandi quelque peu depuis l’école secondaire. Il était costaud mais il se déplaçait à la manière d’un dandy.

 

Adéline se sentait surprise. Se sentait petite. Attirée. Elle s’est extirpée de sa chaise chambranlante et lui a fait un câlin de côté plutôt malhabile. C’est vrai qu’il avait maintenant une bonne taille. Elle a commandé un truc sans gluten avec des germes de graines quelconques. En prenant des bouchées bien calculées, elle tentait de mastiquer de façon mignonne et distinguée comme si elle était une créature trop dentue, comme si elle pouvait l’impressionner avec la seule grâce de sa mâchoire. Mais tout cela importait peu. Parce que Léon, lui, a embouti son burger à la vitesse grand V, faisant gicler la moutarde sur son menton, l’essuyant en souriant sans s’en excuser le moindrement.

Une facilité se déployait sur leur rencontre. Parler avec Léon était comme une balade familière. Une sorte de muscle de la mémoire qui reprendrait sa forme sans douleur. Elle ne voulait absolument pas interrompre cette conversation. Elle a elle-même proposé de continuer devant un verre.

 

Elle a fini par le ramener chez elle. En sifflant lentement une bouteille de rouge bon marché, Léon lui a raconté ses études avortées, sa mission avec les forces armées. Comment ils ont si bien contribué en construisant une école pour filles. Comment les Talibans l’avaient promptement fait sauter le jour même de son inauguration. Comment le désert est devenu une vaste plantation de cannabis et d’opium grâce à de la mousse de tourbe importée du Canada. Le contraste débile entre des rangées et des rangées de fleurs d’opium rouge vif et les uniformes kaki foncé des jeunes hommes à peine pubères qui en arpentaient les rangs, kalashnikov à l’épaule. Il lui a parlé des enfants afghans qui pensaient que les militaires canadiens étaient des sortes de fantômes. Il a lui-même pensé, pour un moment, qu’il avait été un fantôme. Peut-être en était-il encore un. Peut-être sera-t-il un fantôme pour toujours. Il a aussi parlé de la forme des trous de balles qui décoraient son bras et son épaule. Lui a montrés.

 

Adéline se sentait petite. Elle ne ressentait pas le besoin ni vraiment l’envie, elle ne savait surtout pas comment lui répondre. Ils ont écouté Otis Redding. Et ils étaient tranquilles, en paix. Et c’était bien. Le silence s’est éventuellement fait confortable. Si confortable, qu’ils se sont mis à chantonner ensemble les chansons d’Otis Redding.

 

Léon a dit à Adéline qu’elle conduisait toujours comme au secondaire et elle a trouvé cela étrange. Elle essayait de se souvenir comment elle conduisait alors – trop vite assurément. Il lui partageait des souvenirs d’elle, des souvenirs dont elle ne se rappelait pas. Des souvenirs d’elle pourtant.

 

“Te souviens-tu lorsque nous allions chez Corneli manger de la pizza avec les amis après être sortis en ville et toi tu ne mangeais que leur tarte au chocolat? Tu capotais sur leur tarte au chocolat.”

 

Non, je ne m’en souviens pas, pensait Adéline. Mais elle appréciait, étrangement flattée. Comme si c’était un compliment. Mais très différent des compliments qu’elle avait l’habitude de recevoir.

 

“Est-ce que je peux t’embrasser?” Léon lui a-t-il demandé. Elle a hoché de la tête et ils se sont embrassés. Puis elle l’a repoussé. Il s’est dit désolé. Mais il n’avait pas vraiment à être désolé.

 

C’est elle. Elle ne voulait pas s’embarquer dans une autre brouette émotive. Elle ne voulait pas être dompée de la brouette encore une fois. Et elle le lui a dit. Simplement.

 

Léon a dit qu’il était maintenant temps, qu’il rentrait chez lui. Il lui a dit qu’il comprenait. Adéline s’est mise à pédaler à reculons. Elle lui dit qu’il était tard, qu’il pouvait rester, elle lui offrait le divan. Qu’il pourrait partir demain matin. Oui il était tard. Il a accepté, ils se sont fait un câlin poli et se sont dit bonne nuit.

 

Adéline s’est réveillée le lendemain – quelque part vers midi – avec un mal de bloc et la gueule pleine de sable, le vin rouge. Léon dormait toujours sur le divan, ses pieds dépassaient sur les appui-bras, un petit ronflement sifflé qui s’échappait de sa bouche. Ses bas étaient ratatinés, descendus vers ses pieds, probablement d’avoir frotté les appui-bras du divan toute la nuit.

 

Il s’est réveillé, a replacé ses bas et commencé à enfiler ses godasses, il semblait s’apprêter à partir pour vrai. Vrai comme lorsque la rencontre se termine. Vrai comme s’ils ne se reverraient plus. Vrai comme un adieu. Adéline a bien vu ses choix. Continuer à texter des blonds bouclés au teint de pêche, préférablement musiciens avec des sentiments plutôt volatiles ou creuser un peu plus profondément dans ce Léon nouveau.

 

“Aimes-tu les crêpes?” s’est-elle entendu dire, ébaubie d’elle-même.

 

Bien sûr que Léon aime les crêpes. Ils sont allés ensemble au Miss Masson et se sont commandé des crêpes avec du queso et un pichet de jus d’orange. Et lorsqu’il a accroché la carafe avec son coude, que la table est devenue orange, et qu’il a torché le jus avec sa serviette de table, puis celle d’Adéline, puis ses manches de chandail, elle avait souri. Un curieux petit animal tapi au plus creux d’Adéline venait de lui confirmer qu’elle ne ferait pas rien qu’un bref tour de brouette cette fois-ci. Qu’elle venait de trouver quelqu’un avec qui s’assoir, avec qui chanter, avec qui échapper du jus d’orange, torcher les dégâts, ou avec qui simplement savourer le silence.

 

Qu’elle venait de trouver quelqu’un qui savait vraiment ce que c’était de toujours se sentir comme un fantôme.


Flying Bum

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Oh she may be wearyThem young girls they do get weariedWearing that same old shaggy dress,
But when she gets wearyTry a little tenderness.
 

Une question innocente, juste de même

Le vendredi, on dirait qu’on a le droit de rigoler davantage que les autres jours de la semaine. Un vendredi matin comme tant d’autres, bien écrasé au fond d’un fauteuil IKEA, pour éteindre un silence qui devient malaisant, je demande à ma psy si parmi ses patientes, il s’en trouve qui fantasment à l’idée de recevoir une éjaculation sur la poitrine.

“Est-ce que c’est quelque chose qu’on peut considérer comme commun?”

(que j’ai demandé, les bras croisés, mettant un soupçon de feutré dans ma voix qui, je le crois, feignait très bien une sorte de curiosité très ordinaire et banale.)

“Je le demande simplement parce qu’il me semble – du moins je le pense – que c’est le genre de chose que les filles racontent sans gêne, un fantasme somme toute innocent et facilement avoué et qui risque d’allumer aisément le type à qui on le raconte.”

“Est-ce que vous pensez que les femmes vous mènent parfois en bateau?” ma thérapeute me demande-t-elle de sa manière niaise et habituelle en m’observant par-dessus ses lunettes de sœur grise.

“Je crois qu’elles adorent cela si c’est une personne célèbre, une vedette,” dis-je ignorant complètement sa question, “un chanteur populaire et beau gosse, par exemple, sur lequel elles fantasment déjà.”

Elle me demande à quelle sorte de réaction je m’attendais en lui posant la question.

Qu’est-ce que j’aurais voulu qu’elle me dise?

Que lui demandais-je vraiment? Elle semblait ébaubie.

Je poursuis, imperturbable, “Je suis venu sur les – célèbres – seins d’Adéline Rozon, dans une pièce en retrait, lors d’un cinq à sept à la résidence de son agent, un ami commun. Elle dit avoir aimé, pensez-vous qu’elle a menti? Est-ce qu’une majorité de femmes rêve de se faire gicler dessus au niveau de la poitrine? Sérieusement? Et que dire de l’aspect gluant de la chose qui la rend difficile à essuyer surtout lors de batifolages improvisés?

Bref silence.

Enfin, pas aussi bref que lourd.

“Ce ne sont pas là de véritables questions,” dit-elle en faisant tournoyer distraitement son bracelet-montre alentour de son poignet. Une chose hors de prix sans aiguille au cadran, incapable de donner l’heure, seulement la suggérer. “Vous semblez particulièrement stressé ce matin,”

“Non, non! Ce sont là de véritables questions, plus vraies que vraies. Sérieusement. Combien de gens viennent vous voir pour vous avouer avoir rêvé de sexe? Ou d’éjaculation? D’éjaculation sur des poitrines? Ou de la vie sexuelle de Bart Simpson? Ou de telle ou telle vedette qui sort sa bite et l’affiche en public?

Pour un moment, j’ai cru qu’elle aurait pu rire.

Mais elle n’a pas ri.

Elle a seulement discrètement soupiré. Puis elle m’a regardé comme si je devais poursuivre, comme si je devais finir d’exprimer mes petites pensées stupides pour en libérer ma tête une fois pour toutes. Qu’on en finisse.

J’ai ravalé.

Puis j’ai tourné le fer dans la plaie.

“Est-ce que les femmes sont capables d’imaginer. . .” je dis, démarrant lentement en joignant mes deux mains entre mes genoux comme un bon écolier, “. . . comme un King Kong qui se lance en bas d’un édifice, pris d’une rage d’aller baiser. Un jour de pluie. Dehors, tout est collant. Et gluant. Et oui, c’est une de ces soirées de ciel rose-mauve comme New York sait siiiiiiii bien les faire. Et le Kong arrache la statue de la liberté de son socle et la ramène vers la ville. Et les poils de pubis de King Kong sont pleins d’éclisses vertes du cuivre de la statue qui lui taille toute une pipe. Et – boum – Kong lui soulève la robe de cuivre, haut au-dessus de sa tête et les flashes des caméras des touristes japonais illuminent la scène. Et sa pauvre bite est blessée par des éclats de métal mais il poursuit, inlassablement. Évidemment la foule hurle, Vas-y Kong! Baise-là fort! Et la police de New York arrive et les agents tirent des balles de joie sur les lumières des affiches de Broadway! Et la liberté hurle son plaisir. Tous les tam-tameurs se mettent au rythme des coups de bassin de King Kong ! Et les touristes –ah, les touristes– dans leurs ridicules t-shirts j’aime New York. Ils tapent et ils tapent en cadence et ils sautent sur place en proie à de gênantes érections. Et Kong explose sur les seins verts et parfaits de madame Liberté! Il gueule comme un gorille! Et puis et puis! Toute la ville émerge des sorties de secours et des balcons sortant tout ce qu’ils ont de bruyant sous la main, téléviseur, boom-box, casseroles, juste pour amplifier le bruit ambiant! Un énorme CRASH! Un cri inhumain! La ville se fait animale! Se transforme en mini-Kongs qui retournent à l’état sauvage parce que tout le monde veut s’identifier au moment magique, tout le monde veut en être, tout le monde s’encanaille les uns avec les autres! Même le King qui persiste et signe, visitant de la queue la vallée des seins de madame Liberté y tartinant sa semence généreuse, et ah que les gens veulent être là, non? Assister au moment, faire partie du monde! D’un moment de grâce dans l’histoire de l’humanité! Alors maintenant, dites-moi honnêtement, combien de fois vos patientes vous parlent-elles d’éjaculation sur leurs seins?

Pour un moment, elle est demeurée silencieuse.

Vraiment silencieuse.

Son calepin de notes à la main, elle observe sans fin mes orteils qui sortent du bout de mes sandales.

Une automobile klaxonne sur la rue.

Une pièce plus loin, un micro-ondes bippe.

Quelqu’un a oublié sa tisane à la lavande.

Je craque chaque jointure de chacun de mes doigts.

On entend l’horloge au mur.

Et pour couper dans l’air du temps qui s’épaissit à vue d’oeil, j’essaie le small talk, je lui demande si elle est déjà allée à New York. “Non,” dit-elle stoïque, “et vous?”

“Peut-être une fois, enfant, avec mes parents,” que je lui réponds.

“Intéressant,” marmonne-t-elle.

bzzzzzzzzzzzzz…. fait la mouche qui vole.

“Est-ce que cela vous plongerait dans les embrouilles si l’idée me prenait de me suicider en sortant d’ici?”

Elle a pris une sapée de sa tasse et s’est calée dans sa chaise.

Tout en replaçant sa tasse sur la table d’appoint, ramassant son stylo-bille – clic – appuyant sur le bouton à ressort du stylo, elle se met à écrire pour moi le nom d’un autre psy qui se trouve à l’autre bout de la ville.

“Non, pas exactement des embrouilles,” dit-elle, “mais nous aurions beaucoup, beaucoup trop d’explications à fournir, vous comprenez?”


Flying Bum

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Lettre à l’éditeur

Bonjour monsieur Laflamme-Marion,

(J’ai mis en copie tous les éditeurs de ma liste)

Avez-vous reçu récemment un manuscrit intitulé Inconfulgurabilité subséquentielle d’un type qui se nommerait Luc-Aurèle Lebom?  Si non, cela ne devrait tarder. La lecture de ce manuscrit pourrait modifier considérablement votre rapport à la lecture, voire altérer l’ensemble de votre fantasmatique, la prudence s’impose. Cet illuminé semble être sur une mission, il a expédié son manuscrit à pas moins de mille cinq-cents éditeurs, dit-on, sans blague! Dans toute la francophonie.

Selon sa bio, il enseigne les arts plastiques et l’astrogéophysique à l’université de Beauceville à Val d’Or (l’UBAV). Si vous voulez bien vous joindre à moi, j’organise un co-voiturage mardi qui vient, pour l’extirper de sa première période du matin et l’isoler. Le recteur nous a confirmé qu’il pourrait nous prêter assistance en nous fournissant quelques agents de sécurité de l’université et même nous prêter le local de ressourcement spirituel, local éternellement inoccupé depuis la laïcisation de l’état. Magalie-Marie lui a même trouvé un suppléant pour ne pas trop perturber ses élèves déjà suffisamment ébaubis. Un type de Mont-Laurier qui enseigne la soudure à l’arc électrique, on ne trouve pas plus terre à terre – groundé comme disent les chinois. Cela leur fera le plus grand bien. Belle pensée, non?

Nous avons également discuté avec quelques-uns de ses élèves qui auraient l’intention de publier l’intervention sur TikTok*. Apparemment, le type leur lit ses textes échevelés en pleine classe. Ils ont construit une fausse page Instagram à son nom, un truc super sarcastique avec à peine un soupçon de montage et d’édition, où on peut voir Lebom leur faire la lecture à voix haute (j’ai mis le lien ici-bas).

Soyez averti cependant, ces images sont terriblement perturbantes.

Bien à vous,

Édith.

 

*Ne pas confondre avec TokTok, nouveau réseau social des témoins de Jéhova.

 


Flying Bum

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Dans l’eau de là

Un poisson peint pour toi
Un mot écrit dans le désarroi
Bleu de Prusse tout éclat
Quelques vers au crayon de bois

Je t’écris un poisson arlequin
Je te peins trois alexandrins

Quand la lune vient inspirer
À la marée de se ramener
L’écume embrouille la frontière
Entre grève et eaux claires

Les pierres s’alanguissent
Sous la caresse des flots
Sur le sable dans un tango
Des sternes tracent des caprices

Je t’écris aussi la rivière
Je te peins deux-trois prières

La nuit par le moustiquaire
J’entends le poisson sautant
Et à l’eau comme une pierre
Éclabousser en replongeant

Comme un petit astronaute
Quitte son monde un moment
Pour entrapercevoir le nôtre
De nos rêves un menu fragment

Je t’écris tout mon bleu de Prusse
Et je te peins le plus beau sanctus

Quand le matin vient inspirer
À ta lumière de se ramener
L’astre embrouille ma paupière
D’encre bleue et d’eau claire

 


Flying Bum

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En couverture : Van Lanigh, Etretat 2.0, détail.

Intimation

Hier sied pour toujours
Demain pour jamais
Et si encore un jour
Je ne vous reverrais

Détourner le regard
Et l’eau gèle à la mare
Les photos accrochées
Au mur semblent s’effacer

Plonger nos mains ridées
Au fond des paniers passés
Lorsque nous nous reverrons
Coquillages, pierres, boutons

Je ne saurai trop quoi dire
Paroles ordinaires ou délire
Le temps se fait pluvieux
Dostoyevski vil artificieux

Restez donc chez vous
Belles joies dérisoires
Nous venons tous à bout
Nos chagrins de l’espoir

 


Flying Bum

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Chouette Pierrette

 

La mère de Pierrette trouve sa fille pas mal chouette. “T’es pas mal chouette, ma petite Pierrette,” la mère dit-elle souvent à sa fille. Chaque fois que c’est Pierrette qui tient la caisse à la petite tabagie familiale, le chiffre d’affaires fait un bond remarquable. Comment ne pas être chouette à seize ans? Ça ne devrait même pas être permis avoir un âge pareil.

“Assez chouette pour que je t’inscrive aux auditions pour adolescentes qui rêvent d’être mannequins ou actrices. C’est une occasion rare, manque pas ton coup. Tu ne vas pas rater ta chance, hein Pierrette?”

 

***

 

Hier, le gars qui livre pains et pâtisseries à la tabagie, un bellâtre dans la vingtaine, et Pierrette, ont eu un épisode de sexe sur le plancher de tôle du camion de livraison.

 

“Je t’aime bien Pierrette,” dit-il après leurs ébats rudimentaires, “T’es vraiment chouette.”  Puis il lui a donné une danoise au fromage.

 

“Celles aux framboises sont bien meilleures,” répondit-elle, pas peu fière de son nouveau flirt.

 

Pierrette s’est mise en retard pour l’école. Ça valait le coup. Elle se sentait électrifiée. Elle espérait que tout le monde découvrirait son flirt avec le gars des pains et pâtisseries. Que les filles spéculeraient dans les vestiaires. Se passeraient des notes en cours de dactylo. Au pire, elle trouverait une façon discrète de lancer la rumeur elle-même.

 

***

 

Ce matin, elle rode alentour du camion. “Nous donnerais-tu chacun une rosette au coconut, moi et mes amies?” demande-t-elle en roulant des yeux.

L’étincelle n’est plus là.

Même si elle avait dormi avec le toupet scotché et portait sa longue chevelure détachée et savamment ondulée.

Même si elle s’était rasé les jambes en chipant le Barbasol d’un de ses frères.

Même si le livreur de pains et pâtisseries lui avait dit t’es vraiment chouette, je t’aime bien Pierrette.

 

“Et pourquoi je te donnerais des rosettes au coconut, hein?”

 

“T’es rien qu’un pervers,” dit Pierrette.

 

“T’es rien qu’une petite écervelée.”

 

“Tu pues du cul, tu sens le tabac.”

 

Et encore et ainsi, ça y allait.

 

***

 

Hier, après sa triste baise sur le plancher du camion, elle avait trouvé un morceau de croissant brisé dans la poche de sa jupe d’école bleu marine. Le genre de jupe craquée qui la faisait brailler de rage le temps venu de la repasser. Le morceau de croissant avait dû rouler sur son dos et se glisser dans sa poche dans la confusion de leurs ébats précipités.

 

***

 

Aujourd’hui, le bout de croissant traîne au fond de sa poche de veston. Brun, durci, le morceau lui fait penser à un nez de bébé.

 

“Va-t’en d’ici tout de suite,” lui dit le beau livreur qui semble déjà rassasié d’elle.

 

“Il va falloir que tu achètes de la bière pour moi et mes amies,” dit Pierrette sur un ton à peine revanchard, “j’ai rien que seize ans, tu sauras, toi, t’es majeur.”

 

“Débarrasse ou j’appelle la police,” répond le beau livreur.

 

Il offre à Pierrette un plein sac brun de pâtisseries mélangées, probablement brisées ou passées date. “Sont bonnes pareil,” lui dit-il en lui passant le sac.

 

Il salue Pierrette machinalement comme on salue un conducteur qui nous cède gracieusement le passage.

 

“Allez. Va. Va,” ajoute-t-il, agitant ses mains.

 

Quelle tache, pense-t-il.

 

***

 

Contrairement à hier lorsque Pierrette était en retard et électrifiée, aujourd’hui, Pierrette marche vers l’école à l’heure et affamée. Elle mange les pâtisseries brisées dans le sac brun. Toutes. Et la collation que sa mère lui a préparée. Et son repas du dîner. Et une barre de chocolat que son amie Odile ne veut pas. Après l’école, elle s’en retourne directement à la maison et bouffe tout ce qu’elle trouve dans le frigo avant que ses parents ne rentrent du travail.

 

Et ça dure un mois comme ça avec la nourriture. Elle ne retourne plus au camion de pains et pâtisseries qui vient toujours livrer ses choses au commerce familial.

***

 

Et puis, elle avait probablement oublié, on en était à la veille des auditions pour mannequins adolescentes.

 

Pierrette et sa mère se préparent pour une journée de spa maison. La mère de Pierrette porte une belle robe de chambre blanche, Pierrette n’en a pas alors elle porte son plus beau pyjama deux pièces, celui en soie avec des Père Noël en chemise hawaïenne.

 

La mère de Pierrette se peint les ongles d’orteil orange marmelade. Puis ceux de Pierrette. Chacune se masse les tempes avec de l’huile de coco. Elles n’ont pas de concombres alors elles se mettent sur les yeux des cuillères de métal fraîchement sorties du congélateur. C’est génial, dit la mère. Pierrette se sent pathétique.

 

Pendant que sa mère trempe dans un bain bouillant, Pierrette mange et mange et mange. Elle gratte le fond des plats de pâtisserie, détachant les beaux morceaux croustillants. Lorsqu’elle en a fini, elle se frotte le bedon en rond comme les personnages de dessin animé qui viennent de se bourrer la face de friandises.

 

La mère de Pierrette sort enfin de la salle de bain et revient avec une bassinette d’eau bouillante. “Viens ici, penche ta tête au-dessus de la bassinette.” Et puis elle érige une sorte de tente au-dessus de la tête de Pierrette avec une serviette. “Allez, respire par le nez et garde la bouche fermée pour ne pas t’étouffer avec la vapeur.”

 

Le cou de Pierrette touche au rebord de la bassinette. C’est dans ce plat que sa mère prépare la paëlla et que son père met ses poissons lorsqu’il rentre de la pêche. Pierrette a un long toupet, sa mère le relève d’une main pendant qu’elle passe une débarbouillette dans le visage de Pierrette de l’autre main. Pierrette n’entend rien de ce que sa mère raconte, la hotte de la cuisinière tourne à plein régime pour gober la vapeur perdue.

 

La mère de Pierrette appuie fortement sur le derrière de la tête de sa fille. Elle la pousse vers le bas. D’une seule main, elle appuie et la tête de Pierrette descend. Plus bas. Plus bas. Encore plus bas.

 

Le toupet de Pierrette est imbibé de vapeur, pendouille sur ses yeux. Il semble s’être allongé avec l’humidité comme des cheveux frisés allongent lorsqu’ils sont mouillés. Encore plus bas. Pierrette est étourdie par la vapeur. Le bout de son menton touche à l’eau. Sa lèvre d’en bas. Le bout de son nez.

 

Pierrette se défait de l’emprise de sa mère, et lorsqu’elle ouvre les yeux elle réalise que ses beaux ongles d’orteil orange marmelade sont sévèrement amochés. Et les soins de ci et les soins de ça n’en finissent plus de finir.

 

***

 

Le lendemain matin sa mère se dit désolée pour la journée de spa-maison qui a totalement frôlé la démence. “Tu sais, fille, des fois on en fait trop mais c’est pas pour mal faire,” puis en retenant un rire elle ajoute, “Ta peau reluit!”

 

***

 

Le casting recherche particulièrement des jeunes filles en pleine adolescence, des jeunes filles tout à fait normales. Mignonnes, soit, mais typiques. Pierrette garde les mains dans les poches de son veston et s’amuse à tourner le bout de croissant en nez de bébé qui se meurt lentement dans le fond de sa poche.

 

Trois femmes sont assises derrière une table pliante grise. La première est là pour les inscriptions. Elle ressemble à un marsupial avec sa face longue, son grand nez et ses yeux aux couleurs de crêpes. Elle croise beaucoup trop ses jambes, on ne sait plus quel pied va avec quelle jambe. “Écris ton nom ici,” dit la bonne femme en pointant le haut du formulaire. “Ôte ton veston.” Elle fait passer Pierrette à la deuxième femme. Cette femme a l’air d’être la plus importante – la femme au hochement décisif. “Tourne, fille. . . OK. . . tourne encore.”

 

“Je t’aime bien, Pierrette, c’est bien ça? Tu es pas mal chouette mais tu dois perdre 10 kilos,” dit madame hochement qui ne hoche pas du tout la tête pour Pierrette. Pierrette ne se rend pas à la troisième femme.

 

Pierrette a manqué son coup et sa mère lui avait bien dit “rate pas ton coup, hein Pierrette?” Mais elle se sent belle quand même. Elle se sent prête à partir une rumeur. Peut-être qu’elle va appeler la police. Elle ne sait pas très bien encore, mais peut-être bien. Elle mangerait volontiers d’autres danoises aux framboises dans une boîte de camion, le corps encore électrifié. Rien qu’à y penser…

 

Pierrette remet son veston, met ses mains dans ses poches, sort ses mains de ses poches. Elle écrase avec fracas le dernier morceau du nez de bébé en plein centre de la table pliante grise devant trois femmes ébaubies, les miettes s’éparpillent en toutes directions sous le choc. Elle dit aux trois femmes de l’agence:

 

“Vous vous êtes pas vues, vous autres? Calvaire que vous êtes grosses pis laides!”

 

Puis elle tourne les talons.

 


Flying Bum

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Aujourd’hui 5 mai 2023, il y a 25 ans que les Colocs lançaient l’album Dehors novembre. Ça ne me rajeunit pas.

Comme des façons de se souvenir

 

Tu te souviens comment tu t’assoyais sur le plancher de ma chambre peinte d’énormes rayures rouges et bleues lorsque j’avais quatorze ans et que tu en avais vingt-et-un? Comment tu tournaillais une tresse alentour de tes doigts et que tu regardais au mur les affiches de mes idoles musicales que j’y avais accrochées et que tu me demandais si j’aimais vraiment cette musique?

 

***

 

Tu te souviens lorsque tu m’avais acheté un harmonica? Tu te souviens comment tu m’avais enseigné à souffler dedans de façon à ce que l’harmonica ne chatouille pas mes lèvres? Comment nous avons parcouru toute la gamme en mi mineur et comment j’avais réalisé que le sens profond de l’amour était lui-même contenu tout rond dans le mi mineur? Quel âge devrais-je atteindre pour avoir le droit d’y goûter?

 

***

 

Ne te reviennent-elles pas à l’esprit, ces frites salées, chaudes et graisseuses dans leur sac brun que nous mangions assis sur les bornes de béton d’un stationnement? L’asphalte brûlait nos orteils.

Et toutes nos phrases commençaient par, “et si nous avions le même âge . . .”

 

***

 

Tu te souviens lorsque le téléphone sonnait et sonnait lorsque nous écoutions Le charme discret de la bourgeoisie et que nous nous inventions des rêves comme les militaires du film? On ne répondait pas au téléphone et nous étions deux intellos européens qui divaguaient allègrement des heures et des heures et nous étions un film, un Bunuel, deux stars. Tu ne répondais pas à ce pauvre garçon même si tu le fréquentais vaguement à l’époque.

 

***

 

Je souhaiterais ne jamais avoir retiré mon chandail cette soirée du nouvel an. J’aurais dû aller me coucher avant le coup de minuit. Je n’aurais jamais dû boire tout ce champagne bon marché même si toi tu t’abstenais d’en boire. Tu t’abstenais toujours. J’aurais préféré te laisser descendre au sous-sol toute seule. Préféré que tu n’essaies pas de me convaincre que toutes ces lumières me dérangeaient. J’aurais préféré que tu ne les éteignes pas.

 

***

 

Tu te rappelles lorsque tu me cassais les oreilles à propos de combien heureuse tu te sentais? Je suis heureuse, disais-tu à mon oreille, mes yeux tournés vers le plafond les tiens dans le vide. Je t’entends encore.

 

***

 

J’ai eu dix-huit et tu avais maintenant vingt-cinq ans. Tu te rappelles toutes les blagues insignifiantes que tu me faisais à propos de mon âge maintenant légal? Tu te souviens comment les choses sont devenues beaucoup moins drôles après que j’aie soufflé les chandelles sous la tente au bord de la crique et que le matelas s’était mis à se dégonfler sous nos fesses? Moi je m’en souviens.

 

***

 

M’entends-tu encore? T’annonçant la nouvelle? J’étais accepté au collège, le même que toi. Je voulais être toi. Je voulais être à toi. À toi de me dire qui j’étais. À toi de me dire quand je pourrais être aimé en mi mineur, pour vrai.

 

***

 

Tu te souviens lorsque nous en avions discuté? On se demandait combien d’années étaient encore de trop? Et ni l’un ni l’autre ne savions plus vraiment quand rire des choses. Si ce n’est de l’amour, pourquoi étais-tu dans ma vie? Mais il me fallait assumer pour cela qu’il existe une raison pour laquelle les gens viennent et pourquoi les gens vont. Nous nous étions assumés de différentes façons. Et nous nous accrochions chacun à nos assomptions jusqu’à ne plus se reconnaître l’un dans l’autre. Jusqu’à ce que nous commencions à nous rappeler les choses de façon différente.

 

***

 

Tu te rappelles comment tu m’avais offert une vieille montre qui venait de ton père lors d’un chic dîner aux chiens chauds vapeur après que nous ayons oublié quand rire des choses? Le temps s’était arrêté à cinq heures moins vingt. Il y est toujours. Te souviens-tu de l’odeur rance de la graisse et des sièges de vinyle orange qui collaient à nos cuisses? Je m’en souviens. Tu te souviens, sur le chemin du retour, assise sur la barre de mon vélo, une pièce avait brisé et plein d’autres s’étaient mises à décrocher si bien qu’on avait dû l’abandonner sur le trottoir? Moi, je m’en souviens.

 

***

 

Tu te souviens comment la diseuse de bonne aventure du parc Belmont m’avait dit que j’avais deux âmes sœurs et que j’avais déjà rencontré les deux? Tu te souviens que je t’avais dit que tu étais une de ces deux âmes-là? Je regrette tellement de choses que je t’ai dites, ou tues – mais j’étais encore un enfant disais-tu et tu m’avais si bien appris à mentir.

 

***

 

“Souviens-toi,” m’avais-tu dit, “ta nouvelle vie adulte est une opportunité d’être qui tu veux. Tu peux raconter que tu as été élevé par les carcajous ou que tu vis dans une yourte au Tibet ou que tu as traversé le Costa-Rica à dos de mule.” Tu n’as jamais pensé aux conséquences inattendues de ces folles propositions sur ma petite tête de linotte, non?

 

***

 

J’avais eu en cadeau une caméra Polaroïd, tu te souviens? Celle avec un petit tiroir au bas qui permettait aux photos de se développer lentement – dans la noirceur de leur discrète intimité. Lorsque j’avais seize ans et que tu en avais vingt-trois tu m’avais demandé de me photographier avec. Mon frère avait trouvé la photo et je lui avais dit que c’était rien que pour moi, pour faire des esquisses au fusain. Aussitôt que je l’avais sortie du petit tiroir, j’avais su que cette photo ne serait pas pour toi. Je savais que je ne voudrais pas te la donner. Je savais que tu n’avais pas à la voir.

 

***

 

Tu te souviens des biscuits d’Halloween, des beignets au sucre blanc en poudre qui nous soudaient les deux moitiés de la gueule ensemble, des vernissages où on se faufilait sans carton pour chiper du vin et des ciné-clubs gratuits, les escapades nocturnes, nus dans le parc et le cahier avec un dauphin en couverture et les longues jupes qu’on portait pour y écrire des poèmes? C’était quoi tout ça sinon de l’amour en mi mineur. Quel âge devrais-je atteindre pour avoir enfin le droit d’y goûter?

 

***

 

Est-ce que tu m’entends maintenant? Moi qui te racontes la bonne nouvelle? Que je suis un grand garçon maintenant depuis belle lurette? Un homme, pour vrai. Et je sais maintenant que nous nous rappelons les choses chacun de notre façon. Comme une longue marche du fleuve vers mon appartement de Rosemont alors que j’avais maintenant l’âge que tu avais lorsque je t’ai connue. Je portais l’uniforme d’époque, sandales afghanes, jeans déchirés, je portais la tunique de lin, les cheveux aux fesses. Tu portais une peine d’amour. Te souviens-tu de ce que ton visage avait l’air lorsque tu m’as regardé pour me dire au revoir – comme si c’était la dernière fois qu’on se voyait, comme si nous n’étions pas en amour du tout.

 

***

Te souviens-tu de qui tu étais, toi, avant que l’on se rencontre?

 

Pas moi.


Flying Bum

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La dryade de Léon

 

Léon avait trouvé sa dryade au printemps, dans le bois derrière son école élémentaire. Elle était nue sauf pour sa longue chevelure verte et ondulante assez longue pour couvrir les parties de son corps que Léon aurait bien aimé regarder.  Léon s’était présenté poliment, comme s’il s’adressait à une personne adulte. Lorsqu’elle lui a répondu, sa voix était musique. Ils ont parlé un bon dix minutes à propos des salamandres qui vivaient aux abords de la crique, elle lui avait dit le nom de chaque salamandre qui vivait là. Puis, elle lui avait tendu son bras long et fin et Léon avait bien cru qu’elle l’investirait de pouvoirs magiques mais elle était simplement venue plonger sa main dans son sac de croustilles et elle lui en avait volé une grosse poignée. Trois ou quatre printemps avaient dû s’écouler avant qu’il ne la revoie. Et la mère de Léon était morte avec ce printemps-là.

 

***

 

Léon était au secondaire et il était revenu, il marchait comme quelqu’un qui marche sans but, mais il s’approchait lentement mais sûrement de là, guidé rien que par l’air du temps dans ses belles effluves de printemps. Ses pensées erraient, la réalité devenait de plus en plus évidente dans son esprit, quelle déception devait-il être comparé à ses frères, brillant au cours classique, artistes de génie, électroniciens rusés ou intellectuels de gauche et lui, pour tout bagage, ses travaux non-finis, son spleen collé au cul, son deuil de quatre tonnes sur les épaules, son quart d’once de hashish dans ses poches. Il se roule un pétard assis sur la grosse pierre au milieu du ruisseau et tente de démêler son agenda dans sa tête. Rédaction, révision, examens, trigonométrie, un projet en anglais. Ses pensées, un immense bordel encombré, un Everest à gravir sur les genoux.

 

Dans l’air, une mélodie, une rafale de vent qui joue avec la cime des arbres un air bucolique et envoûtant. Elle est apparue. Faisant une avec l’esprit de la forêt, fière, belle et nue. Léon était muet d’ébaubissement. Scié en deux.

 

“Tu es réelle, finalement?” dit-il.

 

“Oui,” ricana-t-elle en rougissant même un peu.

 

En courbant un long doigt, elle lui fait signe de s’approcher. Il s’est levé d’un seul coup pour traverser la crique vers elle. Et si elle voulait l’attirer dans un guet-apens pour l’embrasser? Et s’il pouvait toucher sa poitrine? Le coeur essayait carrément de lui sortir par les trous d’oreille. Mais elle ne l’a pas embrassé, elle lui a seulement arraché le joint de la main.

 

“Qu’est-ce que c’est?” qu’elle a demandé.

 

Léon a pensé qu’elle saurait bien le dire à son père ou à ses professeurs, alors il lui a expliqué.

 

“Comme ça?” avait-elle demandé tout en portant le joint à sa bouche et elle le pompait si énergiquement, le joint entier s’est embrasé menaçant même de lui brûler les lèvres. En quelques minutes à peine elle riait pour aucune raison et parlait de boire la sève des arbres à même les racines, le nectar de mère Nature. “C’est un peu comme ça, en moins sucré toutefois,” soutenait-elle le plus sérieusement du monde. Il est retourné dans la petite clairière tous les jours pendant deux semaines mais il ne l’a pas revue, puis le temps est venu de rentrer en ville.

 

***

 

Il aura fallu trois autres printemps, quatre peut-être. Il avait repris le chemin entre un je l’aime et un je l’aime pas à l’égard de sa douce Marguerite qui se jouait de lui ou qui l’avalait tout rond parfois, c’était selon. Il n’avait pas fait le collège, impossible de faire le foyer sur ses pensées alors qu’il n’avait même plus de foyer où vivre lui-même. Son père s’était ramassé en ville avec une conjointe plus jeune et il n’y avait plus de place pour Léon dans ce nouveau nid d’amour.

 

En visitant le vieux village, Léon s’est arrêté au magnifique dépanneur ultra-moderne qui avait remplacé le magasin de bonbons de son enfance, il est entré s’acheter une boisson énergisante. Puis, pour aucune raison, il a marché derrière le magasin en direction du petit bois. Il y avait un sacré bail qu’il n’avait pas repensé à la nymphe, mais il se souvenait de son vieux chemin. Léon a retrouvé la grosse pierre en plein milieu de la crique et est grimpé dessus, debout. Est-ce qu’elle avait vraiment vécu ici ou avait-elle été uniquement de passage ici?

 

“Si tu traînes encore dans le coin,” Léon dit-il à voix haute, “j’aurais certainement besoin d’un bon conseil.”

 

L’eau claire coulait sur les galets, contournait la grosse pierre. Léon se demandait combien d’eau avait bien pu s’écouler depuis sa dernière visite. Une si petite crique mais encore, son flot ne s’arrêtait jamais. Une grande mare? Un lac? Un océan entier? Léon a regardé l’heure. Il a lancé sa cannette dans le buisson en avant, avec les autres cochonneries et les emballages de plastique qui traînaient là, et il tournait délicatement les pieds sur la pierre ronde pour s’en retourner.

 

Soudain, une brise. La dryade était allongée là près des eaux vives. Son sourire s’est éteint lorsqu’elle a aperçu le visage de Léon. Elle lui a aussitôt demandé ce qui n’allait pas. Léon aurait bien voulu lui expliquer mais qu’est-ce qu’un esprit de la forêt aurait bien pu comprendre à ses histoires tristes, ses amours chancelants, son destin tordu. Elle écoutait. Léon avait fini avec l’histoire de sa mère, sa pauvre mère.

 

“Elle souffrait trop, elle avait suffisamment souffert.” La voix de la dryade était une flute traversière, ses bras grattaient des cordes invisibles. Léon la regardait s’épancher dans l’eau sous l’éclairage verdi par le feuillage des arbres. Elle a souri, lui a lancé un clin d’œil, Léon avait pensé qu’elle lui préparerait une concoction miracle qui guérirait tout. Il se sentait prêt à avaler d’un grand trait toute potion qu’elle ferait apparaître pour lui. Mais lorsqu’il s’est approché d’elle, elle lui a arraché sa montre du poignet.

 

Elle s’amusait avec les boutons de la montre. “Qu’est-ce que ça fait? Ça sert à quoi?”

 

“Ça dit l’heure,” répondit-il tout simplement.

 

“Pourquoi ne pas se fier au soleil, aux étoiles?”

 

Léon haussa les épaules. Elle ne lui dit plus rien à propos de sa mère mais elle commençait à lui énumérer ses constellations favorites. Expliquait comment pister nuitamment le carcajou lorsque la lune partait se cacher, comment reconnaître le premier jour de septembre dans le seul parfum du temps, toute cette sorte de choses. Rien de bien utile, somme toute, et elle ne lui a jamais remis sa montre.

 

***

 

La dernière fois, Léon était un homme, un père de famille. Les printemps ne se comptaient plus. Les enfants étaient presque des hommes déjà. Lorsqu’on avait enterré leur mère, que toutes les choses de la maison avaient été mises dans des boîtes, que la dernière boîte avait été embarquée dans le camion, Léon avait embrassé les deux garçons et était parti vers la crique. Des pensées étranges – lui, lui tout seul, vraiment tout seul. Vingt-cinq ans de marguerites effeuillées aux quatre vents, envolées à jamais.

 

La forêt était agressée de toutes parts pour la gloire d’un nouveau développement domiciliaire. Probablement en tous points semblable aux horribles maisons à déclin de plastique bleu qui avaient remplacé la vieille école. Chacune en forme de L avec chacune son garage double. Léon n’avait pas eu à marcher longtemps dans le petit bois, il s’est presque rendu directement jusqu’à la grosse pierre en automobile. Des rétrocaveuses étaient garées au bout d’un cul-de-sac et attendaient comme des vautours une autre journée de destruction. En gagnant la crique, au sol de grands lambeaux de verdure avaient fait place à des grands carrés bien droits de boue et de gravier. Léon pouvait voir poindre quelques fondations, les squelettes de bois de trois ou quatre futures maisons.

 

Léon a refermé la portière de la voiture, s’est mis à marcher vers la grosse pierre. Il ne restait plus beaucoup d’arbres. Il s’est arrêté un moment, les deux pieds dans la boue à observer la ligne argenté de la crique qui transportait toujours patiemment ses eaux limpides sur son chemin de galets et de glaise, il se demandait si sa dryade apparaîtrait encore. Il avait peine à se l’imaginer aujourd’hui dans son royaume violé, colonisé.

 

Puis, il l’a aperçue. Elle le regardait. Ses lèvres étaient flasques et pendantes, sa silhouette opaque, camouflée, et qui s’estompait entre deux arbres restants.

 

“Bonjour,” dit Léon.

 

“Léon?” répondit-elle.

 

“Oui, c’est bien moi.”

 

Léon a fait quelques pas vers elle culbutant presque sur les glaises luisantes et glissantes. Elle semblait se contracter à son approche alors Léon s’est arrêté. Rien de mal, il voulait se mettre à jour avec elle, une partie de lui aurait voulu la combler, une autre lui demander son aide dans un moment particulièrement difficile. Il ne voulait pas être seul. S’il avait vraiment eu besoin d’un miracle, c’était bien aujourd’hui plus que jamais, et il s’est arrêté sec à la vue d’une bétonnière, d’une pile d’arbres abattus derrière elle. Des sections d’énormes tuyaux de béton alignés derrière la crique.

 

“La magie est presque toute partie d’ici,” dit la dryade.

 

“Je suis désolé, tu ne peux pas savoir.” Léon, debout dans la boue, revoyait toutes les horribles maisons qu’il avait vues sur sa route. Les longues allées asphaltées et les stationnements déserts, les étangs artificiels et leurs fontaines. Mais il ne s’agissait plus de simple géographie. Ou de progrès. Ou de simple poésie. C’était tout. La tourbe déroulée au diable vauvert. Le stupide tapis de caoutchouc sous les jeux du parc. Les pierres toute droites des cimetières. Toutes des choses inévitables qui soudainement étaient là.

 

“Est-ce qu’il reste de la magie quelque part?” Léon voulait vraiment savoir.

 

“Un peu.”

 

“Comment je fais pour la trouver?”

 

“Tu te souviens de ce que je t’ai dit?”

 

“Non,” Léon répondit-il, parce qu’il oublie lentement les choses maintenant, et il a une sainte horreur des devinettes. Un petit sourire est venu puis il est disparu entre les lèvres de la dryade qui se serraient l’une sur l’autre. Elle n’avait rien répondu, et Léon la fixait des yeux comme un désespéré, la voyait lentement se dissoudre entre les arbres, se fondre dans les effluves du printemps.

 

Lorsqu’elle est partie, Léon savait cette fois-là que c’était pour de bon.

 


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Un invité spécial

Sonnet d’or

Dans le soir triomphal la froidure agonise
Et les frissons divins du printemps ont surgi ;
L’Hiver n’est plus, vivat ! car l’Avril bostangi,
Du grand sérail de Flore a repris la maîtrise.

Certes, ouvre ta persienne, et que cet air qui grise,
Se mêlant aux reflets d’un ciel pur et rougi,
Rôde dans le boudoir où notre amour régit
Avec les sons mourants que ton luth improvise.

Allègre, Yvette, allègre, et crois-moi : j’aime mieux
Me griser du chant d’or de ces oiseaux joyeux,
Que d’entendre gémir ton grand clavier d’ivoire.

Allons rêver au parc verdi sous le dégel :
Et là tu me diras si leur Avril de gloire
Ne vaut pas en effet tout Mozart et Haendel.

 

Emile NELLIGAN
1879 – 1941


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L’autre noce

L’illusion trouve sa craque
Dans ma carapace patraque
Se glisse le long des fêlures
Fuit à travers moult blessures

De traîtres repos assassins
Ne ramènent plus les matins
Que le feu dans les corps tordus
Des pas vacillants, esprit perdu

Je pends aux cordes distendues
De mille archi-duchesses déchues
Accroché, un caniche déchaîné
Aux pans de leurs hardes élimées

Pour que la blessure enfante
S’accouple avec la vie fuyante
Dans une noce ultime et bénie
Par la paix, le silence et l’oubli


Flying Bum

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Aaaaaprochez mesdames et messieurs! Aaaaaprochez!

 

La femme-serpent, quelle fumisterie! Nous avons attendu en ligne une grosse demi-heure à travers une file de sans-dessins surexcités. Des garçons en avant de nous donnaient des coups de pieds sur les barreaux de la cage, cognaient leurs grosses bottes au sol. Ce que nous avons vu, un long corps articulé en carton-pâte, la tête d’une femme dont on se doutait bien que le corps était dissimulé sous un faux plancher, mal maquillée et mal agencée aux écailles peintes du serpent. On se fiait sur un éclairage blafard pour faire passer la pilule. “Bidon ! Bidon !” criait Adéline, “c’est comme s’ils ne s’étaient même pas forcés juste un peu !” Je riais, comme soulagé.

 

Nous sommes sortis, déçus, et nous sommes passés à la tente suivante qui annonçait la plus petite femme au monde. Nous avons ratissé le fond de nos poches et nous avons réuni une cagnotte pour s’acheter les billets d’admission. Ici, il n’y avait pas de file d’attente.

 

Aaaaapprochez, mesdames et messieurs, approchez.

 

Le guichetier? La guichetière? Possiblement un adolescent blasé qui s’était trouvé un boulot à la foire cette semaine-là, peut-être un vieillard qui se cachait, honteux de son plan de carrière peu reluisant, aucun souvenir.

 

Nous sommes entrés dans la tente – toute rouge et poussiéreuse, l’air épais avec des relents de friture et d’animalerie. Nous nous faufilions dans les dédales de l’attraction en examinant chaque affiche et panneau sur notre chemin. “Ça n’annonce rien de bon, ça va être bidon encore!” affirme Adéline. Les affiches ont des formats disproportionnés, des trucs de cinq ou six pieds de haut. Nous sommes devant un tableau qui décrit la taille normale d’une femme, des flèches pointent vers des organes. Pas à l’échelle, indique une plaquette.

 

L’affiche suivante est plus petite, de grosses lettres en rouge proclament Modèle à l’échelle. Les contours d’un corps minuscule y sont tracés. “Ça ressemble aux silhouettes tracées au sol dans les films policiers, le contour d’un cadavre,” dit Adéline. Elle touche l’affiche, ses doigts effleurent le cœur de la silhouette. Des flèches pointent vers les organes sur l’affiche, les comparent à des objets de tous les jours. “Son cœur est de la taille d’une cerise de France!”

 

Je demeure sceptique, pas du tout impressionné.

 

Nous contournons un mur de toile rouge et nous apercevons enfin une table dans une pénombre artificielle. La réplique d’une petite maison est positionnée au centre, comme un décor de théâtre minuscule. Un rectangle de vinyle presque transparent nous empêche de pénétrer plus loin. Des panneaux sont peints pour ressembler à un mur avec des fenêtres et des rideaux. Dans la fenêtre, un décor peint sans la moindre profondeur qui représente un ciel clair, un pommier en fleurs, des nuages duveteux. Une lampe, comme une petite lampe de lecture, est accrochée au haut du panneau, sa lumière faiblotte dirigée vers le centre du décor.  

 

Une petite chaise berçante au milieu de la scène. Et là nous la voyons, une petite femme, plus petite que petite, trop irréelle pour l’appeler femme, même petite. La taille d’une des poupées qu’Adéline a déjà reçue en cadeau, un genre de cow-girl qui venait avec un livre d’aventures de l’ouest.

 

Devant elle, sur un panneau est écrit : Elle ne parle pas français. Ne pas lui parler.

 

Mes yeux se promènent entre l’affiche et elle à la recherche d’autres indices, d’autres trucages. Sa peau est brun-rougeâtre comme la couleur de mon crayon de bois favori, rouge brulée, brun terre cuite. Sa peau lisse est brillante malgré l’éclairage avare. Ses cheveux sont tirés vers l’arrière, tressés, noués avec des bouclettes probablement chipées à une poupée. Ses yeux sont tellement brillants. Est-ce que je l’ai vue cligner?

 

J’ai senti Adéline se heurter contre moi, accidentel? Nerveux? L’envie de courir – vers où? je la sens moi aussi cette envie mais il n’y a nulle part où aller. Nous sommes paralysés, coincés par une sorte de force – curiosité?

 

Ma gorge est sèche, un goût de suri sur ma langue. Je sens mes mains s’élever, réflexe involontaire, et je les vois saluer – comme un geste usuel, un salut banal entre deux individus à l’épicerie, sur la rue.

 

Je vois Adéline saluer aussi, une grimace que je ne lui connaissais pas sur le visage. Essaie-t-elle de lui sourire? Elle a perdu ses couleurs maintenant, “Hé,” lui dit-elle comme une salutation décontractée à une camarade de classe rencontrée dans un stationnement de centre commercial.

 

Soudainement, nous ne parlons pas français. Nos corps sont faits de plâtre de Paris. Nous sommes trop énormes pour cette pièce. Trop petits pour être vus. Nous sommes irréels. Nous ne sommes pas ceux qui saluent bizarrement. Nous ne sommes pas deux personnes qui ont payé pour voir cette petite femme – un spectacle, un spécimen, un freak-show. Nos mains s’affaissent le long de nos corps et nous continuons à la contempler, hypnotisés. À cet instant précis nous prions ardemment pour qu’elle soit vraie, elle fait tellement pitié, a-t-elle cligné des yeux? as-tu vu? a-t-elle cligné?

 

Elle est assise, ses mains poliment déposées sur ses genoux. Ses pieds se croisent à la hauteur des chevilles, deux marie-jeannes en cuir verni croisées l’une sur l’autre. Le haut de ses bas de dentelle sont repliés à mi-mollets pour former des rebords parfaitement identiques. Ses yeux vitreux sont fixés sur nous – comme deux billes de verre qui luisent sous la fausse lumière de sa fausse maison. Fixés sur nous. Fixés sur nous.

 

Elle cligne, oui, elle a cligné. Vraiment? Adéline me tire par le bras et nous entraîne violemment tous les deux. Nous fonçons vers la lumière rouge qui indique la sortie et nous arrivons au plein jour comme un atterrissage forcé, les gens nous regardent ébaubis. Il fait plus chaud, on dirait, beaucoup plus chaud, et les odeurs de barbe-à-papa mêlées aux effluves de queues-de-castor et d’huile à friture nous tombent sur le cœur directement et nous font plier les genoux. Nous nous penchons, je m’agrippe à mes genoux, Adéline aux siens, nous sentons nos estomacs se serrer, nos gorges se contracter, des baves chaudes monter.

 

Rien ne vient.  

 

Aaaaapprochez, mesdames et messieurs, aaaapprochez. Venez voir madame Tito, la seule femme au monde qui a plus de poils au visage que sa sœur n’en a sur la aaaaapprochez, mesdames et messieurs, approchez!


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Adéline tout court

 

 

Sans se préoccuper le moindrement de la présence de sa mère attablée dans la cuisine devant sa grosse Dow* tablette et son cendrier enseveli sous les mégots, Adéline est assise, une cuisse sur le garçon, sa jambe pendante entre celles du garçon comme une fille prête à grimper sur lui et le bras du garçon encercle les épaules d’Adéline comme s’il craignait qu’elle s’envole. Ensemble, ils feuillètent un numéro du Vogue et font semblant, pour la gloire du décorum, qu’ils admirent béatement la beauté plastique des mannequins. En réalité, ils se font un petit jeu, ils se pointent tour à tour des mots. Il pointe son doigt sur le mot “mouillée”, elle pointe sur “dure”; il trouve le mot “extase” et elle souligne le mot “explosion”. Dans l’humidité chaude et crue de l’été, la chaleur qui se dégage du divan où reposent leurs corps pubères de seize-dix-sept ans menace de foutre le feu d’une minute à l’autre à toute la maison mobile.

 

Le garçon rajuste sa position. Son souffle devient saccadé dans l’oreille d’Adéline. Elle est répugnée et totalement ravie à la fois, saisissant à peine la vérité déroutante sur ce qui se passe vraiment dans cet instant troublant. Et ça continue comme ça, lorsque même les mots les plus inoffensifs sont pointés par l’un ou l’autre – des mots comme “rouge” ou “jus”, “fondre” ou “dessous” –  ils semblent brûler la page sur laquelle ils sont imprimés. Le regard de la mère d’Adéline semble arriver sur eux, sourcils relevés, bouche pendante, un regard strabique dont on ignore s’il vise ce qu’il regarde ou s’il regarde où il vise. Trop de bière, ça le fait tout le temps.

 

“Oh!” le garçon dit-il. Il bondit du divan et fouille toutes les poches de son pantalon. “Je pense que j’ai oublié mon briquet dans la balançoire en arrière.”

 

“Vraiment?” répond la mère d’Adéline, déjà absolument convaincue qu’il n’en est rien. Elle savait à l’instant même que le garçon est entré dans la maison mobile que les choses finiraient ainsi. Il a le profil d’un dieu aztèque et la tignasse blonde des polonais, les yeux bleus dans la graisse de binnes, une bouche bécotable jour et nuit. La mère d’Adéline se souvient de garçons comme lui, des appels passé minuit le soir, leur musc enivrant, sa déroute.

 

“Je vais aller t’aider à le retrouver!” Adéline lui offre-t-elle spontanément. Bien sûr, pense la mère.

 

Ils se précipitent vers la sortie, deux chiots qui se pourchassent, et c’est la dernière fois que la mère d’Adéline l’aura vue parce qu’Adéline ne reviendra jamais, pas vraiment.

 

La fille qui est revenue dans la maison mobile est une tout autre bête, quasi aveugle, titubante autant qu’ébaubie, traînant aux pieds les lourds boulets d’un amour aussi énorme que sauvage.

 


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*Dow, marque de commerce d’une bière jadis populaire au Québec.

La diseuse dit

 

Elle voit des sentiers plus qu’épineux

Mon coeur, ma peau, plein de bleus

 

Hé ho elle sort le numéro chanceux

Douze sept onze quatorze vingt-deux

À la foire sur une petite carte bleue

Avenir radieux pour une piastre ou deux

 

La diseuse dit

 

Un de ces matins apportera l’accalmie

Matinées bien grasses, futiles rêveries

 

Je dis je suis le fils d’une pure inconnue

Nul ne sait par quel chemin je suis venu

Je flotte trois pouces sous la surface

L’onde fait tournoyer ma tête pugnace

 

La diseuse dit

 

Je suis détruit par de puissantes envies

De choses innommables et d’hérésies

 

Je dis je suis le cousin germain de la pluie

Une onde vibrante qui mouille ton lit

Le sable qui coule sur ton sable rêche

Rudes caresses dans ta brûlante crèche

 

La diseuse dit ci, la diseuse dit ça

Fait trois petits tours et puis s’en va.

 


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Grand corps debout

Dans le miroir grand corps debout
les deux moitiés d’un même tout
le matin qui assassine de plus belle
et les oiseaux déclament la nouvelle

Tout se chante dans la détresse
ils sont musique et allégresse
riches du jour et moi de la nuit
d’un peu de froid et tout ce bruit

À travers la forêt de cônes oranges
les pieds meurtris dans les cratères
l’été s’espère et le chant des anges
encore un bel hiver laissé derrière

Il n’en viendra plus jamais autant
de ces banquises et ces enfants
petits doigts bleus lèvres fendues
au bout des rêves ou de ma rue

Ils sont bourgeons petits moutons
signent le matin, pluie et mousson
dans l’affront d’un dernier printemps
toute une gloire pour si peu de vent

Certains même épellent ton nom
sifflant en coeur débiles chansons
des chants traversent les vieilles peaux
les plus tranchants des longs couteaux

Dans le miroir grand corps debout
les deux moitiés d’un même tout
une qui vient de ses hivers lointains
une qui va de par les jours assassins


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Délivrer du chinois

Je délivrais du chinois, comme disait So dans son français approximatif. Je livrais du chinois et parfois j’en arrachais, rien que pour trouver une adresse où livrer la marchandise. C’était bien avant la géolocalisation. Je me promenais partout dans ce quartier de misère avec ces mets en boîtes qui finissaient par tous sentir la même chose, empester – ce quartier que nous sommes responsables de nourrir, comme disait So, en leur délivrant du bon chinois – et j’en connaissais des recoins pas trop sympathiques mais pas celui-ci. Lorsque j’ai finalement trouvé l’adresse, j’ai pris une grande respiration. Fatigué. J’étais presque tout le temps fatigué. C’était mon deuxième boulot.

Je traverse une cour qu’on a pris soin d’asphalter pour ne jamais avoir à entretenir une pelouse mais la vie trouvait son chemin dans les nombreuses craques d’où sortaient en abondance toutes les variétés citadines de mauvaises herbes. Au fond du terrain, un triplex où on rejoignait le troisième par un escalier extérieur qui faisait escale sur un balcon au deuxième avant de repartir en tournant vers le troisième. Montréal ville nordique, de froid, de neige, et à la fois reine des escaliers extérieurs, allez comprendre quelque chose. Tous les mangeurs de chinois y occupent les troisièmes étages, ils doivent se passer le mot. Je cogne à la porte, aucune réponse. Je regarde par la fenêtre qui donne sur le salon. La télé est allumée, des vêtements jonchent le sol presque partout, un sac d’ordures ouvert à côté du divan encombré.

Je cogne encore quelques fois à la porte et je suis sur le point d’abandonner lorsqu’une femme aux cheveux noirs et au teint olivâtre se présente à la porte vêtue d’une robe de chambre blanche qui a déjà été plus blanche. Elle fait bien dix ans de plus que moi, à mon âge c’est énorme. Elle me dit qu’elle est sincèrement désolée, qu’elle est tombée endormie subitement tout juste après avoir placé sa commande. Elle me dit être totalement épuisée, qu’ils l’avaient gardée à l’usine bien plus tard qu’ils ne l’auraient dû et ce n’était pas la première fois qu’ils la gardaient littéralement en otage de la sorte, prisonnière des commandes en retard. Mais pour un peu d’extra, que voulez-vous. Je remarque, non sans intérêt, que sa robe de chambre n’est pas si bien attachée qu’elle l’aurait dû.

Elle me dit que c’est le plus affreux cauchemar qui l’a réveillée et me demande si je veux bien qu’elle me le raconte. Je lui dis platement que je suis ici pour lui délivrer le chinois et elle me répond comme si elle n’avait rien entendu. “Assis-toé pis écoute. Deux minutes. Je ne peux pas tout garder ça pour moi.” Elle me tire par la main vers le divan où elle me pousse sans façon, elle s’assoit devant moi sur la table de salon. Je vois son nombril au fond du décolleté de sa robe de chambre.

“Je n’ai pas de chaussures dans les pieds, je suis dans une toundra glacée et il fait noir comme dans le cul d’un ours, une créature me poursuit dans le blizzard, une sorte de yéti ou de goule qui grogne dans le vent qui fouette la chair de mon corps qui tourne au bleu. Je sais que mes heures sont comptées, je ne survivrai pas à ce froid infernal, mes pieds sont déjà engourdis, regarde,” elle lève une jambe à la hauteur de mon visage et passe son pied dans mon cou, j’entrevois furtivement la noire toison de son pubis avant que sa jambe ne redescende, “je suis épuisée, au coton, je ralentis, c’est rien qu’une question de temps avant que la créature me rattrape et me dévore vivante.”

Elle se rappelle beaucoup du froid. Elle peut encore sentir la mousse gelée craquer sous ses pieds, ici-même encore, sur le parquet d’érable du salon. Elle ne chauffe pas dans le jour, pour les économies. Elle me dit qu’elle a encore froid, je vois bien qu’elle tremble et que l’angoisse tarde à quitter son regard. Elle me demande si je voulais bien la réchauffer, la prendre dans mes bras et je lui dis que je ne pense pas pouvoir faire ça, ou que je ne devrais pas, c’est selon. Avant que je ne réalise quoi que ce soit, elle bondit sur moi et elle presse son corps contre le mien. Sa robe de chambre s’est ouverte; c’est comme enlacer une statue de glace au carnaval de Québec, les frissons me prennent, je tremble avec elle.

“On devrait aller dans mon lit et se coller sous les couvertures,” dit-elle, “on doit absolument aller se réchauffer et se reposer un peu sinon on va mourir épuisés, mourir de froid,” et elle me montre ses mains, le bout de ses doigts qui sont violets. Réflexe de défense ou totalement idiot d’ébaubissement, je dis, “Et le yet ca mein au poulet? Qu’est-ce qu’on va faire du yet ca mein au poulet?” Elle me dit que je peux en manger si je veux, qu’elle ne mange jamais tout le plat à elle tout seule. “Je comprends, So en met toujours beaucoup trop, il se croit investi d’une mission, nourrir tout ce foutu quartier.”

“Allez, mange,” insiste-t-elle et c’est alors que je réalise que dans ma grande fatigue, énervé de trouver la bonne adresse, j’ai oublié sa commande dans l’auto. “Je vais chercher ton yet ca mein en bas dans l’auto et je reviens tout de suite, mais je vais rentrer rien que pour quelques minutes, je dois retourner au travail, So va se demander où je glande encore,” que je dis, je le dis mais davantage pour me convaincre moi-même.

“OK mais fais ça vite, s’il te plait, fais ça vite, j’ai besoin de toé, moé.”

***

Je descends les marches quatre par quatre, complètement obnubilé par ce qui pourrait bien m’arriver sous peu. En même temps, je pense aux autres commandes laissées dans l’auto. Est-ce que tout va refroidir? Est-ce que So va me piquer une de ses saintes colères? Il n’a pas encore déragé de la fois, la semaine dernière, où un client a refusé de me payer avant que je ne le regarde manger toute sa commande, ce que j’ai fait, et il faisait de joyeux sons gutturaux en mangeant ses boules aux ananas, son riz frit et toutes sortes d’autres mets et qu’à la fin il me remercie en pleurant de ne pas l’avoir laissé manger seul encore et encore. Lorsque j’ai raconté l’histoire à So pour expliquer mon retard dans les livraisons, il m’a dit que c’est moi qui voulais regarder l’homme manger pour me reposer un moment. J’ai pensé que c’était dans l’ordre des possibilités que j’aie l’envie de me reposer un moment, mais au prix de longuement regarder un homme obèse manger avec ses mains à même les boîtes de carton, s’en beurrer les mains et s’en mettre plein la face? Non, je ne pense pas, non.

En bas, dans le stationnement, il y a un os dans le boudin. Je vois quelqu’un qui zieute à travers la fenêtre passager de la bagnole de livraison. Il commence à frapper la vitre. Je lui demande d’arrêter ça.

“Ça fait des heures que j’ai appelé, elle est passée où ma commande? Elle traîne encore dans ton char? J’ai faim, moé, calvaire!”

Je lui demande ce qu’il a commandé, il dit un chow mein aux crevettes et je lui dis que je n’ai aucun chow mein aux crevettes dans l’auto, il dit qu’il ne me croit pas et il vient à bout de fracasser la vitre. Je l’attrape par le collet mais il parvient à se glisser dans l’auto et il me tire sur le siège arrière avec lui. Nous nous battons comme deux matous dans un sac en papier. Il attrape le yet ca mein au poulet de la femme et il commence à le manger.

“C’est pas un calvaire de chow mein aux crevettes, ça, c’est un yet ca mein au poulet, tu vois bien, c’est pas à toé, ça, pis tu le manges pareil?”

“C’est la moindre des choses que je le mange pareil, tu me dois bien ça pour m’avoir laissé poireauter tout ce temps-là. J’ai faim, saint-ciboire!”

Je ne pouvais pas l’empêcher d’engouffrer les nouilles dans sa grande gueule alors j’ai pensé lui mettre les mains au cou pour l’empêcher de les avaler au moins. J’ai fait ça; j’ai serré autant que j’ai pu. Les nouilles pendaient de sa gueule comme les moustaches d’un morse, son visage virait bleu, mais il trouvait le moyen de continuer à mastiquer. Un bref moment, très bref, j’espérais qu’il perde conscience. Découragé parce que c’est évident que dans l’état actuel du yet ca mein au poulet, c’est certain que la femme en robe de chambre ne voudra plus en manger, qu’est-ce qu’elle va pouvoir manger d’autre?

J’ai laissé tomber. J’ai laissé l’homme manger sur la banquette arrière.

“Là, ch’uis plein,” dit l’homme ravi à la fin du yet ca mein au poulet.

“T’as scrappé la commande de ma cliente.”

“Oui mais ch’uis bien content. Toé t’en vois tellement passer de chinois que je suis certain que ça ne t’apporte plus jamais autant de satisfaction que le monde ordinaire, pauvre toé, tu fais pitié.”

“Bon, bien, faut que j’y aille, moé,” dit-il en ouvrant la portière. Il m’a offert un sourire horrible et s’est enfui dans la nuit, sans payer bien sûr. Ça m’a tenté de partir après lui et lui donner la volée de sa vie, volée qu’il aurait bien méritée, mais la fatigue me prenait par grandes vagues anesthésiantes. C’est d’un lit dont j’avais le plus grandement besoin. Un lit bien chaud, une étreinte douce et brûlante, pas un combat de boxe en pleine rue.

***

Je suis remonté vers le logement de la femme en robe de chambre, sans yet ca mein au poulet, mais la porte était verrouillée. Je suis allé voir à la fenêtre du salon, rien, rien que la télé toujours allumée. Je suis allé voir à la fenêtre de sa chambre et je l’ai vue dans son lit, se débattre dans ses draps, tremblante, et je pouvais l’entendre appeler à l’aide dans un autre cauchemar effroyable. Je croyais voir son corps se défendre contre les coups de griffe de la créature. J’ai tenté de la réveiller en frappant dans la vitre mais elle était trop profondément ensevelie dans son horrible rêve. Il y avait épais de givre dans la fenêtre, j’ai eu peur de la fracasser. J’aurais bien voulu lui réchauffer son yet ca mein au poulet, elle aussi un peu, tant qu’à être là. Je ne pourrais jamais réchauffer toutes les femmes qui gèlent, seules, dans ce foutu quartier. Faudrait que je lève une armée. Celle-là, j’aurais quand même bien voulu essayer.

Je commençais à geler sur le balcon du troisième. Un froid envahissant qui trouvait sa source juste sous mon cœur et qui pinçait sévère. Je devais bouger si je voulais rester chaud. Heureusement, j’avais des choses à faire, des bonnes raisons de bouger. Il y avait encore beaucoup de chinois à délivrer.

La misère est grande dans ce foutu quartier. Il y a trop de monde à réchauffer, trop de monde à faire manger. So, il a bien raison.


Flying Bum

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Je ne sais pas pourquoi, aucun rapport, c’est celle-là qui m’est venue.

Adéline de LaCouture, partenaire de biologie

Premier jour de classe de biologie, elle était assise seule à la première grande table d’ardoise grise de la classe-laboratoire. Devant elle, la grande table du professeur Labesse, un peu plus haute que les tables des élèves puisque montée sur une tribune de trente centimètres, sa table à trois niveaux, équipée de lavabos et divers autres instruments, prenait toute la largeur de la classe. Au premier regard, la classe semblait pleine de filles, je croyais sincèrement m’être trompé de local et être rendu dans une école non-mixte. Adéline deLaCouture, toute petite, belle tête blonde frisée les cheveux en bataille, lunettes au bout du nez, sourire narquois, avait probablement choisi sa place pour la proximité, la vue qu’elle aurait sur le professeur, les tableaux. En passant devant elle, un peu pressé d’aller me choisir une place, elle avance son pied vers l’avant en souriant, je n’ai rien vu. Je m’enfarge sur son pied et je m’étends de tout mon long sur le ventre devant la longue table du professeur, mon sac glisse en tournant comme une soucoupe sur la neige jusqu’au pied du mur de fenêtres à l’autre bout de la pièce. Quelque chose comme un million de filles se bidonnent joyeusement et se lèvent sur le bout des fesses pour me regarder aplati en plein ventre. Gérard Labesse se lève derrière son bureau, un homme de taille respectable et sa grandeur est amplifiée par la tribune. Les yeux sévères de l’homme sur sa classe imposent un silence d’église immédiat. Il s’avance et regarde vers moi, en bas au sol. “Monsieur?” demande-t-il à mon endroit. “Léon,” monsieur, “Léon Santerre.”

“Levez-vous, monsieur Santerre, ramassez vos effets s’il vous plaît.”

Puis il s’adresse à mon bourreau. “Mademoiselle?” lui demande-t-il. “Adéline de LaCouture”, répond-elle visiblement très à l’aise compte tenu des circonstances.

“Mademoiselle de LaCouture, je vous présente votre partenaire de laboratoire pour l’année entière, Léon Santerre,” dit-il en bon pince-sans-rire, “monsieur Santerre, veuillez prendre place immédiatement près de mademoiselle de LaCouture.”

Une armée de filles et un seul autre garçon se pincent les lèvres pour ne pas rire.

Adéline deLaCouture, elle, sourit toujours.

***

Dans la classe-laboratoire, tous les élèves déplient l’étui de vinyle qui contient toute l’instrumentation nécessaire à la dissection. De joyeux tintements de métal résonnent lorsque les élèves en sortent les outils et les déposent sur le marbre des tables. Personne ne dit un mot. Adéline de LaCouture me regarde et sourit. Elle ne semble aucunement préoccupée à l’idée de disséquer un rat contrairement à bien des filles qu’on entend gémir d’angoisse. En tout temps, il se dégage une sorte de bonheur tranquille du visage de cette fille. Elle est généralement souriante mais ses yeux, eux, restent toujours au beau fixe derrière ses lunettes comme si leur participation n’était pas utile dans sa fonction sourire. Une chevelure blond platine mais naturelle, toujours en broussaille, lui donne des petits airs de savant fou, le sarrau qui dissimule bien ses formes y contribue pour beaucoup, évidemment, peut-être aussi son petit côté garçonne. Je crois bien que c’est une jolie fille, ou son charme me porte-t-il à le conclure? Elle a définitivement un petit quelque chose qui excite ma curiosité.

***

L’amour est certes un des grands mystères de la vie, surtout pour l’adolescent que j’étais alors. Qu’en est-il au juste? Qu’est-ce qui le provoque? Pour plusieurs l’amour est le sentiment ultime. Les poètes, les romanciers, les auteurs de chansons, nourrissent leurs créations à tenter de comprendre, de définir ou de raconter l’amour. Si vous demandez à un neuroscientifique, il vous répondra sans doute que l’amour est un simple cocktail chimique. Une quantité non-négligeable de neurotransmetteurs qui se mettent à l’œuvre dans le processus de tomber en amour. Le cerveau humain ne met que quatre-vingt-dix secondes pour déterminer s’il commence à tomber en amour ou non. Une étude universitaire a démontré qu’il existe quatre étapes au processus de tomber en amour, la luxure, l’attraction, l’attachement et le déchirement et pour chacune de ces étapes, des hormones spécifiques sont impliquées.

Première étape : la luxure. La luxure se caractérise par un puissant désir sexuel orienté vers une personne en particulier. Le sentiment de luxure provient de la production de deux types d’hormone dans l’hypothalamus, soient la testostérone et l’oestrogène. On tend à classifier ces hormones comme “mâle” ou “femelle” mais les chercheurs ont découvert que l’une ou l’autre de ces hormones peut avoir un rôle à jouer autant dans les mâles que dans les femelles. Comme des primates, homme ou femme tenteront tous les trucs dans le livre, même les plus débiles, afin d’exprimer leur haut taux d’oestrogène ou de testostérone active pour démontrer à l’autre sa propre fertilité ou sa capacité à attirer l’autre comme partenaire sexuel.

***

L’appariteur est entré dans la classe portant un bac de plastique contenant pêle-mêle les rats blancs fraîchement euthanasiés. Un rat pour deux élèves, nous sommes servis les premiers et c’est Adéline deLaCouture qui prend la bête des mains de l’appariteur, sans broncher le moindrement. Plusieurs filles expriment un dédain bien ressenti, certaines geignent ou même en pleurent d’angoisse, mais pas ma partenaire de laboratoire. Elle m’impressionne. Elle place la bête sur le dos, sur la planche chirurgicale.

“Be-de-be-de-be-de-be-de,” fait-elle en faisant rebondir du bout de son index les couilles de la pauvre bête.

“Qui c’est le pauvre petit rat qui ne fera plus jamais de petits bébés aux belles rates?” dit-elle en me regardant avec son sourire narquois des grands jours.

“Be-de-be-de-be-de-be-de . . .”

Je sens des picotements dans mes propres couilles lorsqu’elle continue son manège en me regardant dans les yeux.

“Faudrait lui donner un prénom, tu ne penses pas?” me dit-elle, “ce sera notre petit garçon à tous les deux, Emmanuel, qu’est-ce que tu penses d’Emmanuel? Comme la fille dans les films cochons le samedi soir, non?”

“Va pour Emmanuel,” que je lui réponds perplexe mais, en proie à des sentiments confus pendant que je l’observe ouvrir d’un long coup de scalpel bien assuré l’abdomen de notre Emmanuel.

***

La première fois que j’ai vu ma partenaire de biologie en dehors d’une classe de bio, c’était au Canada Hot Dog de la rue Ontario où elle travaillait à temps partiel pour aider ses parents de classe très moyenne. Je travaillais moi-même à faire des livraisons à bicyclette après l’école pour le petit commerce de mon père. J’étais avec des amis et aucun d’entre nous ne savait qu’elle travaillait là ou qu’elle y serait ce soir-là. Mon corps a gelé sur place lorsque je l’ai vue. Elle portait un jeans bien ajusté, un chandail noir justaucorps avec une grande encolure en U qui mettait fort bien en valeur sa petite poitrine bien ronde et deux mamelons bien mal dissimulés sur lesquels j’aurais bien joué à be-de-be-de-be-de. Un de mes amis me frappait du coude pour me sortir de ma léthargie contemplative. Lorsqu’elle m’a vu, elle m’a fait un radieux sourire, ce qui a fait vibrer ma carcasse de la tête aux pieds. Nous nous sommes assis et elle est venue prendre nos commandes. Étrangement, nos commandes prises, elle est restée plantée là devant nous et s’est tout de suite mêlée à nos conversations. Elle a raconté que l’avant-veille, c’était sa fête alors je me suis levé, je lui ai fait la bise sur ses deux joues roses et je lui ai souhaité bonne fête. Elle m’a parlé de cette pizzéria sur Sainte-Catherine où elle était allée fêter son anniversaire en famille.

“Ils cuisent leurs pizzas dans un grand four à bois en briques,” avait-elle expliqué spontanément, c’était nouveau à l’époque, du moins à Montréal. “Wow, j’adore les fours en brique!” que j’ai répondu avec beaucoup trop d’enthousiasme. Elle a ri et j’en avais oublié que mes amis étaient là. Après qu’elle ait apporté nos repas, elle revenait tout le temps, s’inquiétant de notre appréciation de la nourriture et venant remplir nos verres d’eau à une fréquence anormale.

Lorsqu’elle est venue avec l’addition, j’ai étiré la conversation avec un lot d’insignifiances puis elle m’a demandé,

“Et puis, ce four en briques?” demande-t-elle.

“Qu’est qu’il a ce four en briques?”

“Est-ce que ça te tenterait de venir le voir avec moi, un de ces soirs? c’est pas loin de chez moi, j’habite Cuvillier et Sainte-Catherine.”

“Oui, ça pourrait me tenter, vraiment.” quel sombre recoin, pensais-je, Cuvillier et Sainte-Catherine.

“Merveilleux! On s’en reparle au laboratoire de bio?”

“Oui, on s’en reparle, c’est sûr, au laboratoire de bio.” Des spasmes étranges envahissaient ma région pelvienne. Comme des nœuds dans la gorge, aussi. Une brume au cerveau.

***

Deuxième étape : l’attraction. La luxure et l’attraction peuvent très bien se produire simultanément. Par exemple tu peux être attiré par une personne qui t’inspire le plus vif intérêt sexuel et vice et versa. Et pas nécessairement non plus. Toutefois, l’attraction est un animal distinct. L’attraction possède sa propre petite région dans le cerveau ainsi qu’une sorte de gâchette qui enclenche un sentiment de récompense. L’amour est la récompense. À cette étape le cerveau produit de la dopamine, de la norépinéphrine et de la sérotonine. La dopamine se libère lorsque nous accomplissons des choses qui nous rendent heureux comme passer un bon moment en famille ou avoir des activités sexuelles, ou même en rêver. Ce neurotransmetteur nous fait nous ressentir soudainement énergiques, rigolos ou béatement ravis. La norépinéphrine, aussi souvent appelée adrénaline, est produite par réflexe lorsqu’on se bat, par exemple. C’est à la libération de l’adrénaline qu’on sent son cœur pédaler un sprint, nos paumes deviennent humides, des papillons envahissent notre estomac. La sérotonine fait alors diversion et nous fait penser sans cesse à la personne qui nous attire. Ce neurotransmetteur peuple systématiquement notre cerveau et notre imagination d’images et de pensées exagérément flatteuses pour la personne désirée.

***

En-dehors d’une décontraction toute feinte, je me sentais vraiment nerveux. Les premières rencontres “officielles” n’ont jamais été mon fort. Je détestais le papotage, je préférais sauter aux choses sérieuses comme mes traumatismes d’enfance ou la dernière fois où j’avais été gravement déprimé. J’ai attendu l’autobus Hochelaga un moment puis j’ai décidé de marcher tout simplement, histoire de faire descendre le stress. Adéline deLaCouture m’avait appelé pour me confirmer qu’elle serait là dans quarante-cinq minutes, j’avais tout le temps. En marchant, j’essuyais mes paumes sur les poches arrière de mes jeans Lee flambant neuves et j’avais l’impression de porter un col roulé dix tailles trop petit pour moi tellement la gorge me serrait. J’avais pourtant mis ma plus belle chemise légèrement déboutonnée pour faire décontract, mes plus belles godasses. Lorsque je suis arrivé à la pizzéria elle m’attendait là avec une chemise à carreaux probablement empruntée à son grand frère et des pantalons de coton amples, des gougounes aux pieds. Aucun moyen de deviner ses formes. Je me suis senti un peu trop habillé, j’aurais dû faire plus relax. Elle s’était aperçue que j’examinais sa tenue.

“Désolée, je pensais passer à la maison et me changer avant de venir mais je n’ai pas eu le temps,” avait-elle dit comme si elle lisait dans mes pensées.

“Non, non, tu es parfaite de même,” et là voilà rougissante. On s’est assis.

“J’aimerais ça faire ma médecine,” me lance-elle du tac au tac, “toi, tu penses à quoi?”

“Aucune idée, probablement quelque chose d’artistique.”

“Oui, je te vois là-dedans.”

“Comment ça?”

“Tu as une façon tellement personnelle de t’exprimer, on le sent.”

“Toi aussi je te vois en médecine juste à voir l’aplomb avec lequel tu dépèces un rat.”

Puis elle enchaîne, “Je monte À toi pour toujours ta Marie-Lou de Michel Tremblay en parascolaire, ça te tenterais-tu de jouer Joseph et donner réplique à Marie-Louise, c’est le rôle que je me suis gardé.”

Mon frère avait créé La duchesse de Langeais du même Tremblay au théâtre des Insolents à Val d’Or en 68, j’avais peut-être un peu de théâtre dans le sang moi aussi, va savoir. “Je veux bien passer l’audition, mais tu vas me coacher un peu avant, hein?”

“Pas de problème, on s’en reparle quand je vais avoir plus de détails.”

Et elle souriait. N’importe quoi pour la faire sourire encore, elle était tellement craquante. Après que les premières tensions se soient dissipées, nous avons partagé une pizza toute simple au fromage et nous étions d’accord. Cette pizza cuite dans un four au bois était tellement bonne telle quelle, pas besoin de tous ces extras. Ensuite nous avons marché vers chez elle, pris une pause sur un banc du parc Aylwin. On s’est collés, embrassés même. Je pouvais sentir un subtil parfum masquer une minuscule odeur de sueur de nervosité qui émanait d’elle. “On devrait refaire ça,” m’a-t-elle chuchoté à l’oreille. Son haleine de sauce tomate épicée a eu un effet de feu tout le long de ma colonne. “Oui, ce serait cool, bien sûr,” que j’ai répondu.

Peut-être que les premières rencontres “officielles” ne sont pas si mal, après tout.

***

Troisième étape : l’attachement. L’attachement est l’aspect long terme dans une relation, fût-elle amicale, familiale et, bien sûr, amoureuse. Les deux hormones impliquées ici sont l’ocytocine et la vasopressine. L’ocytocine est devenue synonyme de “l’hormone de l’attachement”. Elle serait notamment secrétée chez toutes les espèces animales monogames, dès le premier rapport sexuel. Elle est généralement aussi sécrétée pendant l’allaitement, la mise au monde d’enfants. Alors que la vasopressine est un anti-diurétique qui agit sur le foie pour contrôler la soif, elle possède aussi la capacité d’améliorer la stabilité dans une relation.

***

Nous sommes sortis ensemble quelquefois. Et quelques fois encore. Après une de ces rencontres, elle m’a dit qu’elle ne recherchait rien de sérieux vu que toute son attention lui était nécessaire pour poursuivre son rêve de médecine. Je me suis dit que c’était là un point de vue respectable. J’aurais bien aimé avoir une relation plus “totale” avec elle mais je ne voulais pas la perdre, je voulais tout de même la garder dans mon giron alors j’ai décidé de jouer le jeu. Je la laisse décider des termes de notre relation et j’adhère à ses règles. Après quelques mois de relation difficile à définir mais bien assidue, je l’ai invitée à la fête d’anniversaire d’un ami. Cela se passerait à la maison dudit ami, maison qui serait privée de la surveillance parentale pour le week-end. Il y aurait assurément de la bière et du cannabis. Elle me dit qu’elle serait ravie de venir mais le samedi soir, elle était de service au Canada Hot Dog, qu’elle viendrait me rejoindre dès qu’elle pouvait se libérer. Je lui ai dit, “pas de souci, je serai là plus tôt pour aider aux préparatifs de toutes façons.”

Mes amis m’avaient affirmé que j’avais là un plan.

***

Je passais mon temps à regarder vers la porte chaque fois qu’elle s’ouvrait. La déception pouvait se lire sur mon visage. “Allez, mon pauvre Léon,” me disaient mes amis en me prenant par les épaules. “Allez, viens on va te saouler la gueule proprement et tu n’y penseras plus, c’est mon anniversaire et je n’endurerai personne à pleurer ici.” Éventuellement, j’ai perdu le compte des consommations. La déception s’est lentement effacée de mon visage et je me sentais ragaillardi. Nous avions entrepris une partie de capitaine Paf et j’étais à descendre ma bière cul sec lorsque ma partenaire de biologie a fait son entrée. Nos regards se sont automatiquement retrouvés dans la mêlée. Je me suis essuyé la gueule du revers de la manche, un geste pas très élégant. Il n’y avait rien de sexy dans là-dedans mais j’ai lancé, “T’es venue?”

“Oui, désolée du retard mais la patronne avait mal au cœur et j’ai dû me taper le dégraissage de la plaque et des hottes après la fermeture, t’en as pris combien, dis donc?”

“Assez pour affirmer que tu as du rattrapage à faire,” Je l’ai pris par la main et je l’ai traînée vers la cuvette qui contenait la bière dans la glace. On en a pris quelques-unes ensemble. J’essayais toujours de me rapprocher d’elle, de la toucher d’une façon ou de l’autre mais les manifestations d’affection en public n’étaient pas son fort. Nous n’avions jamais eu de rapports intimes à ce jour. Nous nous étions embrassés et avions accompli quelques petites choses qu’on peut voir dans les films 13 ans et plus, sans plus. Je me demandais si ce soir serait le bon soir. Si c’était le cas, il me fallait agir.

“Est-ce que tu veux sortir d’ici?” qu’Adéline de LaCouture m’a soufflé à l’oreille à ma grande surprise. Son haleine sentait la bière bon marché. Comme deux adolescents frappés par la foudre amoureuse, nous courions main dans la main, pris de fous rires incontrôlables. D’autres amis avaient une piaule pas loin et j’avais une clé, j’ai mis mon doigt sur sa bouche en entrant, shhhhh, quelques piaulards traînaient peut-être encore par là. J’ai pris un grand respir, j’appréhendais avec panique ce qui s’en venait et nous sommes entrés dans une des chambres. Elle est immédiatement montée sur moi tout habillée et nous nous sommes longuement embrassés.

“Il faut que je te dise quelque chose,” qu’elle me dit. Dire que j’étais affolé serait un oephémisme. Ses mains font comme si elle n’avait rien dit et visitent toutes les paroisses de mon corps. Il existe un âge où les garçons comprennent beaucoup plus de choses dans leur tête que dans leur corps, ou dans leurs cœurs. Il était trop tard pour me défiler, avouer mon inadéquation, mon inexpérience. Tout s’était passé si rapidement depuis la fête jusqu’ici et le feu nous prenait au corps. Puis le temps s’est calmé par lui-même pendant un moment. Ses pupilles sont devenues énormes en me regardant.

“Je suis vierge,” a-t-elle murmuré tout doucement.

Puis elle s’est reculée, s’est assise accroupie sur ses pieds dans le lit.

J’étais ébaubi, statue-de-cire-ifié dans le lit. Était-ce la libération ou le déclenchement des combats? Si la panique ne m’avait pas pris, j’aurais dû mentionner la chose à ma face. Elle a bien vu le désarroi dans mon visage.

“Je ne voulais pas dire ça pour te traumatiser,” a-t-elle aussitôt lancé et soudain j’ai eu comme froid partout, “ça ne change rien, je voulais juste t’avertir au cas où il faudrait installer une serviette sous mes fesses ou quelque chose du genre.”

Deux guerres mondiales et un siècle ou deux plus tard, j’ai pris ses mains dans les miennes en cachant mal quelques larmes et je l’ai attirée vers moi. Et elle s’est laissée attirer.

“Tu veux que j’aille te reconduire chez toi et qu’on en reparle au laboratoire de biologie?”

“T’es-tu malade?” dit-elle en se mettant à poil à la vitesse de l’éclair avant que je ne change d’idée.

***

Quatrième étape : Le déchirement. Les hormones qui nous offrent gracieusement l’image toute rose de l’amour sont les mêmes qui nous offrent éventuellement son côté sombre et glauque. La sécrétion de dopamine est aussi associée au phénomène d’addiction. Les régions de notre cerveau qui s’illuminent lorsque nous nous sentons attirés par une personne sont les mêmes régions que celles d’un cocaïnomane lorsqu’il prend sa dose, ou lorsqu’on s’empiffre de bonbons ou qu’on se perd dans le travail. L’attirance vers une autre personne peut être littéralement addictive. Des tests de résonance magnétique du cerveau appuient cette théorie en lisant les mêmes images pour ces deux situations. La dopamine a également un rôle à jouer dans l’anxiété de séparation, amenant les personnes affectées à regarder maladivement toutes les quinze secondes leur téléphone portable pour voir si l’objet de leur désir les a textés. Des poussées de norépinéphrine peuvent causer l’insomnie. Il est démontré que l’amour peut sévèrement endommager votre état de santé. Trop de bonnes choses peut s’avérer être trop de mauvaises choses. L’excitation sexuelle peut éteindre les zones du cerveau qui contrôlent la pensée critique et le comportement rationnel.

Des garçons comme moi comprennent beaucoup plus de choses dans leur tête que dans leur corps et leur cœur.

***

Nous nous sommes revus plusieurs fois encore pour exulter, souvent, encore et toujours. Je crois bien que nous ne nous aimions pas vraiment. Énormément mais pas vraiment. Je crois bien le réaliser aujourd’hui. Après tout, notre union avait été bénie par un professeur de biologie pince-sans-rire, débuts boiteux s’il en est. Peut-être étions-nous amoureux de l’idée de l’amour que nous nous racontions si aisément. Ce que je sais c’est que ça pinçait, ça pinçait beaucoup plus que nous ne l’aurions espéré. Peut-être que les hormones m’avaient placé sur son chemin rien que pour accomplir ce passage obligé. Il y a une limite à ce que la science peut expliquer. Parfois, nous obtenons des réponses. Parfois tout ce que nous obtenons ce sont encore et encore des questions. En dépit des hormones, l’amour demeure une énigme. Un bordel compliqué, impossible à définir. Tout le monde a sa petite explication, sa petite définition de ce qu’est être en amour. Pour les hommes de science, l’amour est un mélange complexe d’hormones. Pour le meilleur ou pour le pire, l’amour c’est toujours rien qu’un paquet d’hormones en perdition.

***

Quelques années – siècles? – ont passé.

En sortant de l’école avec mes deux petits garçons, j’aperçois cette belle dame, cheveux bouclés blonds en bataille, lunettes épaisses sur ses grands yeux bruns apparemment myopes. Elle tient une petite fille par la main, une bambine de maternelle et je vois le bedon d’Adéline bien rond qui héberge le suivant de sa lignée.

“Hé, ben, bonjour Adéline!” que je lui dis, “ça fait un sacré bail dis donc!” Pour toute réponse, elle me sourit. Rien que “Héééé, bonjour Léon.” On se fait une bise plutôt chaude mais encore, polie. Puis je regarde la fillette et je lui dis, “Bonjour mademoiselle, comment tu t’appelles, toi, t’es donc bien mignonne?” elle est toute timide.

“Allez-dis-lui, ne sois pas gênée,” qu’Adéline lui dit, “lui c’est Léon, un vieil ami à moi, un très bon ami!”

“Je m’appelle Emmanuelle!” répond la fillette.

“Hé, moi aussi!” répond mon plus jeune.


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Flying Bum

Val d’Or est une femme

 

Château d’eau deux shafts de mine dans le ciel du nord

Toutes les femmes de ta vie comme celles de ta mort

 

Sous son édredon de neige jamais ne s’endort

Val d’Or est une femme elle te fera pleurer
Et pour elle tu viens juste d’arriver

Comme tu vas t’en retourner

 

Ils sont venus de par tous les chagrins de la terre

Planter leurs tentes et fouiller partout sur sa terre

Dans les premières heures et la grosse misère

De par la mousse des bois les lacs et les rivières

 

Pays de grosses étoffes sales et de belles soutanes

Pays d’homme d’hommeries et de belles en cabane

Entre le réconfort bouteilles et jupons la chicane

Val d’Or est une femme elle te fera pleurer
Et pour elle ils n’ont fait que creuser

Au pic le trou de leur destinée

 

Fratries enfouies sous l’horizon des indifférences

Comme la mine crache sa slam sur tes enfances

Une autre histoire d’épinettes grises et d’innocences

Une autre ère s’envase d’Atlantide et de silences

 

Pays de pierres perché haut dans le sidéral

Aurores et crépuscules dans l’air froid boréal  

Entre l’amour et la vie l’amont et l’aval

Val d’Or est une femme elle te fera pleurer
Et pour elle tu n’as fait que passer

Tes pas dans la slam effacés

 

Étés blottis entre deux hivers de dix mois

Patelins joyeux de mille enfants aux émois

Armés jusqu’aux dents qui prennent le bois

En tribus de bonheurs qui ne reviendront pas

 

Au creux de son gros ventre aurifère
Belle Colombe triste Isabelle en terre

Deux mamelles de ta seule et unique mère

Val d’Or est une femme elle te fera pleurer
Et pour elle tout ne fait que passer

Ton chemin autant que l’univers entier

 


Flying Bum

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Les belles lettres

Dans mes coffres d’enfance
J’ai trouvé un alphabet de bois
Les lettres de mon espérance
Que j’alignais trois par trois

Dans mon coffre à crayons
Un stylo et trois pinceaux
Une esquisse et un brouillon
Et encore quelques beaux mots

Lettres peintes et mots chantés
Mots gravés et mots pleurés
Petites pages un plein calepin
Comme une grappe de chagrins

Et voici naître les mots de lumière
Pour repeindre le noir de la nuit
Mes cubes de bois se font chimères
Trois par trois dans l’oubli se replient

Le stylo meurt, son bleu sang séché
Le papier jauni racornit et se fend
Les lettres peintes fuient décolorées
Finies les belles couleurs d’antan

Ces mots qui répondent aux doigts
Prières et pixels un rêve à la fois
N’en auront pas pour si longtemps

Prière de tout éteindre en sortant

 


Flying Bum

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Crédit-photo : Bruno Martins sur Unsplash

Histoires en trio

Vie de chien


Le vieux chien se levait tous les matins avec des plans, l’idée de mourir, peut-être sur l’épais tapis du salon ou écrasé dans le carré de soleil au sol devant la porte patio. Il pensait boire un coup d’eau avant, gruger avec les rares dents qu’il lui reste un nœud de peau de cochon à saveur de bœuf, traîner ses pattes atrophiées jusqu’à la fenêtre pour observer le petit cocker de la voisine, regarder danser les feuilles sur la pelouse. Ses cataractes se faisaient opaques, presqu’impénétrables, mais il appréciait encore le mouvement des ombres et les variations de lumière. Il n’avait pas peur de la mort – un sens inné lui disait que la mort n’est pas la fin de la joie mais bien le début d’un beau mystère. Toutes les fins sont inévitables, épuisantes à combattre.

Il s’ennuierait du goût de certains bouts de bois, certes, l’odeur des sacs à vidange, l’indescriptible plaisir de jouir de la fraîcheur à l’ombre des arbres et des arbustes, les chaudes journées d’été. Il pourrait attendre au printemps, suppose-t-il, pour mourir avec l’odeur du lilas, goûter une dernière fois au parfum des crocus, une dernière piqûre de guêpe sur le museau. Ou il pourrait s’écraser devant sa balle de tennis, réconforté à la nostalgie d’en chiquer le caoutchouc au goût subtil d’huile et les fibres jaunes de la balle, éparpillées, qui brillent comme le phosphore dans le noir. Il y avait plusieurs options, chacune tentante à sa façon. Ou peut-être cela devait-il se passer calmement. Peut-être que de trop planifier la mort apportait son lot de banalité sur l’événement. La mort naturelle apporte elle-même sa propre imprévisibilité, sa signification insoupçonnée. Alors il s’imagine mourir comme la mort se présentera, telle quelle, là où il sera – au pied du lit de son humain un matin de tempête de neige. Son humain se lèverait, lui gratterait doucement la tête en l’invitant à regarder atterrir les oies sauvages dans la cour, “regarde les grosses poules”, dirait-il en riant. Il n’avait pas choisi de mourir ce matin-là, les oies ne voulaient simplement pas migrer tout de suite et se dandinaient à la limite du terrain. Un vent frais pénétrait par la fenêtre mal isolée. La brise soulageait son oreille infectée, enflée, pour son plus grand plaisir.

Ah, pis je mourrai demain, pensa-t-il, avant de se rendormir.


Mutuel accord

Elle possède le pire visage de baise au monde, toutes catégories confondues. Une grimace en cinémascope de bord en bord de l’écran. Sa mince lèvre supérieure ondule, ses extrémités pointent vers ses yeux verts. Son regard passe tout droit, à travers moi, part se perdre dans l’espace intersidéral. Regard de concentration en exil, créature assiégée prête à réduire à néant les parois de sa cage.

Vraiment, cette attitude qui me fait revenir, en redemander. Elle agit comme si son visage de baise pouvait mettre à l’eau des millions de bateaux, allumer des feux d’artifice gros comme la pleine lune. Elle charme et elle agace sans pitié. Elle fait du yoga avec des bas aux genoux, sans soutien-gorge, deux seins aux quatre vents. Je me considère un homme chanceux, visage de baise mis à part. Mais je pouvais déjà soupçonner que quelque chose se tramait. Elle surcompensait.

Toujours est-il que nous rompons – accord mutuel – en avril. Notre bail se termine fin-juin, alors nous décidons que personne ne déménage d’ici là. J’ai tout simplement commencé à dormir dans l’autre chambre. Jusqu’en juin seulement, nous sommes d’accord. Financièrement cela nous convient tous les deux, ce n’est rien que quelques semaines après tout, et aucun de nous deux n’a de place à aller, vite de même.

À la mi-juin, je reviens plus tôt du travail pour la trouver en train de pleurer sous la douche. J’observe discrètement sa silhouette, j’écoute attentivement pendant que la vapeur imbibe mes vêtements.

Elle pleure bien différemment lorsqu’elle sait que je peux la voir et l’entendre. Ses yeux libèrent les larmes une à une, elle les repousse délicatement du revers de la main, renifle discrètement. Rien comme ceci. On dirait qu’elle vomit, qu’elle manque d’air, qu’elle meurt, elle hurle.

Affreux, vous allez me dire, mais ce visage-là, je DOIS le voir. J’avance dans la salle de bain sur la pointe des orteils et je grimpe sur le siège de la cuvette. Je m’étire le cou pour voir au-dessus du rideau de douche et l’observer. Ses épaules sautent, son corps se contracte et se rétracte dans de brefs spasmes incontrôlables, elle semble lutter pour que son esprit demeure rattaché à son corps.

Si ceci était une scène dans un mauvais film et que nous étions des acteurs pourris, j’ouvrirais le rideau avec grand fracas. Ses seins se soulèveraient de peur se sentant découverts si crus et si réels. Je la prendrais dans la brume, glissante et haletante, et son visage partirait mettre à l’eau des millions de bateaux, allumer des feux d’artifice gros comme la pleine lune pendant que je l’observerais encore.

En lieu et place, je descends discrètement de la cuvette et je quitte la salle de bain en catimini. Je ferme la porte derrière moi, marche jusqu’à ma chambre et je m’étends sur mon lit. Je ferme les yeux et j’attends, et j’écoute, et j’imagine son visage en dessous du mien, son regard qui passe tout droit, à travers moi, qui part se perdre dans l’espace intersidéral.


Ma cousine Germaine

J’ai une cousine germaine qui s’appelle Germaine. Une chose qui ne s’invente pas. Un jour, elle a couché avec un de ces hommes qui courent les Germaine de par les bars et elle est finalement repartie de chez lui avec les verres de contact de son coloc. Elle s’était saoulé la gueule comme à son habitude et se tapait un tel mal de bloc qu’elle ne s’est aperçu de rien. Le colocataire de son amant d’un soir n’était pas du tout ravi, n’en voyait plus clair. Germaine a tenté de tourner l’événement singulier en blague mais le type ne l’a jamais rappelée.

Une autre fois, Germaine a couché avec un type, un tampon coincé là où il y a généralement de l’intérêt ces soirs-là. Enfoncé tellement profondément qu’après leurs ébats, elle a demandé son aide au type qui venait de la sauter pour sortir le tampon de là. Il l’a aidée mais l’exercice l’a tellement dégoûté qu’il n’a jamais rappelé Germaine. Je ne sais pas pourquoi elle n’a pas essayé de régler son petit problème elle-même, ou attendre et demander à une bonne amie plus tard. Ce genre de choses qui nous font dire, “C’est bien notre Germaine, ça, sacrée Germaine!”

Puis il y a eu cette fois où ma cousine Germaine a passé la nuit avec un homme qu’elle affectionnait particulièrement et elle sentait que la chose était réciproque. Son amant devait quitter tôt le lendemain matin pour se rendre au travail, mais il lui faisait confiance alors il l’a laissée seule dans son appartement. Germaine se croyait au septième ciel, fouillant dans les tiroirs, se préparant un café en chantant. Après son café, elle avait dû aller visiter le petit coin, si vous voyez ce que je veux dire, et naturellement Germaine a réussi à boucher la cuvette. Elle a cherché partout à la recherche d’un syphon mais elle ne l’a jamais trouvé. Elle a procédé à une tentative désespérée avec un support à vêtement en broche, en vain. Elle devait partir elle aussi parce qu’après tous ses efforts, elle s’était mise en retard elle aussi – elle était réceptionniste dans le même salon de coiffure depuis cinq ans, triste situation – Alors, elle a trouvé un sac de plastique sous l’évier de cuisine et l’a utilisé pour ramasser la chose un peu comme les maîtres de chiens ramassent leurs dégâts, ramasser le monstre, un avant-bras brun amputé qu’on tenterait de noyer, la crotte d’un titan, que dis-je un poteau de table, le plus énorme des cigares Culebra.

Hé, ardé ! C’est-y un nez ? Nanain !
C’est queuqu’navet géant ou ben queuqu’melon nain !
Pointez contre cavalerie !
Voulez-vous le mettre en loterie ?
Assurément, monsieur, ce sera le gros lot !

Extrait de la tirade du nez, Cyrano de Bergerac, Edmond Rostand 1897

Ensuite Germaine a écrit une note, du genre, “Hé, j’ai bien apprécié la soirée, et la nuit bien sûr, on remet ça?” et peut-être bien quelques mots un peu plus sexy, va savoir. Puis elle a quitté, fermant derrière elle la porte qui se barrait par elle-même, seulement pour réaliser avec consternation qu’elle avait oublié le sac sur le comptoir près de la note, une jolie boucle confectionnée avec les deux poignées du sac, comme un cadeau-souvenir, scellait le sac sur l’étron monstre. Ce qu’elle a fait ensuite? L’histoire ne le dit pas. Elle arrêtait de raconter l’histoire là-dessus, devant un auditoire qui pissait de rire en se tenant le ventre à deux mains, notre histoire de Germaine favorite. Elle la raconte en mimant le dédain, en agitant la tête et en grimaçant mais elle sait très bien que c’est sa plus drôle d’histoire. Elle adore la raconter.

Une fois, après qu’elle l’a eu racontée, je l’ai retrouvée devant le miroir de la salle de bain, se regardant fixement et je lui dis, “Hé, ça va, Germaine?” et puis je me suis senti mal pour elle, sérieusement.

On aurait vraiment dit qu’elle était sur le point de pleurer.


Flying Bum

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La petite catin

Le bruit des cuillères de métal dans les bols de soupe aux pois, le bruit résonnant des becs de matantes et de mononcles assis à des tables pliantes avec des nappes de fortune et de la vaisselle dépareillée parce que la maison est trop pleine, tous ces gens qui s’empiffrent de cette bouffe de circonstance, salade aux patates, petits sandwichs sans croûte, aspic au saumon, toute cette sorte de choses et de cornichons.

 

Le bébé, caché sous une doudou à motifs de coeurs qu’Adéline a attachée autour de sa poitrine avec des grands lacets de patin, fait des sons de becs résonnants avec sa petite bouche comme dans les films qu’Odile a commencé à écouter en cachette, les films où ça s’embrasse goulument. Odile a quatorze ans. Adéline, sa cousine de quinze ans, fait la joie débile de la plus méchante potineuse, la langue sale de la mère d’Odile. “Cette petite catin. Se laisser baiser dans une boîte de pick-up. Quatorze ans. Quatorze ans, toé chose.”

 

Un bruit sec et lourd dans la cuisine déserte.

 

“Mémère, bien contente que tu viennes nous visiter mais arrange-toi pas pour qu’on te voie,” que déclare aussitôt une matante, actrice de série B, héritière d’une usine de gaskets en caoutchouc, la bouche bien pleine et un moton d’œuf pilé au bord des lèvres. Mémère est morte.

 

Adéline déroule le long lacet autour de son cou, fait des yeux croches à la matante, lui tire sa langue. Odile demande à Adéline c’est qui le père.

 

“Personne.”  Adéline donne le bébé à Odile et commence enfin à pouvoir manger tranquille. Odile couche délicatement le bébé sur ses genoux, lui pince l’estomac pour voir si le bébé peut parler, elle le lève dans les airs, lui souffle dans le nombril tout rose.

Odile se gratte le nez avec le duvet naissant sur la tête du bébé, place sa main sur son petit bedon rond, des petites respirations d’oiseau, de la chaleur, une camisole rose souillée. Une petite fille sans aucun doute.

 

Odile pense à la mort de mémère, dans la pénombre du matin ou de la fin de nuit, sa mère assise au bord de son lit, qui lui murmure, la voix graveleuse d’angoisse. Elle raconte avoir trouvé mémère dans sa chaise favorite, un chaton confortablement enroulé sur ses genoux. Mémère n’avait pas de chat mais Odile ne corrige pas sa mère lorsqu’elle décrit la longue langue rugueuse du chat qui léchait désespérément la peau mince et desséchée de mémère à la recherche d’une trace de vie.

 

Odile pense à tout ce que sa mère peut raconter à propos d’Adéline. Odile s’imagine le chat dans l’histoire, aussi petit qu’un poignet, brun comme un sac en papier, des X à la place des yeux, la queue qui branle. Elle l’imagine faire trois tours, ses griffes pointues perçant la peau mince comme des peaux d’oignons à travers les pyjamas de coton de mémère, une petite boule chaude entre deux cuisses mortes. Elle se demande si les derniers souffles de mémère ressemblaient à des ronrons de minous.

 

Adéline revient prendre sa charge. Odile la regarde se battre avec la poche à bébé improvisée. Elle demeure silencieuse, comme un chat en peluche. Le bébé regarde le plafond, cherchant ses propres réponses.

Les deux cousines circulent entre les oncles titubant sur leurs pieds ronds, ivres de vin funéraire. Elles se faufilent entre les matantes, leurs parfums de rose et de lilas. Les parents d’Odile la saluent vaguement de la main, l’équipage fou d’un bateau ivre en croisière funéraire. Odile ne répond pas.

En haut, des perles de sueur émergent de la lèvre supérieure d’Odile. Elle les essuie sans façon comme un cow-boy, du revers de la main en remontant jusqu’au coude. Adéline ramasse une broche étincelante d’une des valises de la visite, elle la porte plus haut dans la lumière. Elle roule un stylo en or dans ses doigts. Elle ouvre un journal intime, couverture en peau de chevreau, esquisse de montagnes cuivrées, de nuages argentés, des mots tristes. Adéline sent en inspirant longuement l’odeur du cuir, de l’encre, de la tristesse dorée.

La tête du bébé émerge de sa bandoulière sur la poitrine d’Adéline, essaie de sortir de son nid. Petits bas de laine rouge, beau briquet garni d’opales, flammes bleues envoûtantes. Les cousines fouinent, creusent dans la mine d’or des trésors enfouis dans les valises. Et, à chaque chambre Adéline ouvre une porte, se retourne vers Odile un doigt sur les lèvres. Shhhhhhh.

Les cousines se font un chemin vers la chambre des parents d’Odile, la boîte à bijoux de sa mère, une lourde bague ornée de jade, des pendants d’oreilles avec des perles, une broche diamantée en forme de chat. Elles observent sur le lit la pile désordonnée de robes noires que la mère d’Odile a essayées en avant-midi, avant de partir au service.

Adéline marmonne tout bas. “Pourquoi a-t-elle besoin de tant de robes noires, vieille christ?”

Le bébé suçote une bretelle de soutien-gorge. Odile caresse des doigts une délicate chaîne en or, la lèche du bout de la langue, un goût de trombone.

“Prends quelque chose,” lui dit Adéline.

Odile se retourne vers la porte, cherche des sons de pas dans l’escalier.

“Vraiment, je veux t’offrir quelque chose.” Adéline glisse la lourde bague de jade dans son doigt, le vert sombre de la pierre, une promesse de jours meilleurs, aussi bien que ce soient les siens. Odile pense, comment peut-on offrir quelque chose qui ne nous appartient pas? Malchances, chagrin, histoires, ivrognerie? En avoir besoin suffit, tout ce dont vous pouvez avoir besoin.

“Pourquoi tu fais ça?” demande Odile sans que son regard ne quitte la bague.

“Une fois j’ai attrapé une mouche à feu. Tu connais ça une mouche à feu?” Odile laisse tomber la bague dans un vase vide. Un bruit de verre et de métal. Les yeux d’Odile sautent sur la porte. “Je l’ai gardée dans un vieux pot de compote de pommes, dans l’eau. Cette superbe chose qui luisait. Tellement beau quand ça luit, tout ce qui brille.”

“Où gardais-tu le pot?”

 Adéline hausse les épaules, laisse tomber la lourde broche diamantée en forme de chat dans le vase, énorme bruit.

Odile imagine la pauvre luciole crevant de chaleur dans l’eau glauque. Mouche à feu éteinte, une miette de pelure de pomme pour seul radeau, tentant désespérant de sucer l’air à travers les petits trous percés dans le couvercle.

“Les gens me voient comme une petite catin. Même ta mère. Surtout ta mère.” Odile tient son visage dans ses mains. “Je mérite mieux.”

Odile reste coite. Ébaubie tristement.

“Pourquoi se presser autant, qu’est-ce qu’il m’a apporté comme plaisir que je ne pouvais pas me faire moi-même? Il disait qu’il m’aimait. Qu’il ne voulait pas un bébé, qu’on se suffisait tous les deux. Qu’il s’occuperait bien de moi, que je pourrais quitter l’école.

Mais pourquoi devrais-je quitter mon monde? Pourquoi?”

Le bébé frappe l’air à grands coups de poing dans ses songes. Odile s’inquiète des premiers mots que prononcera le bébé, qu’est-ce qu’elle allait dire de tout ça? Est-ce qu’elle se tiendrait devant sa mère, brandissant ses petits poings bien haut à tous ceux qui la traiteraient de catin?

Adéline pleure en silence, la tête rabaissée, ses épaules noueuses relevées.

Après un bref moment elle se redresse, utilise une des robes noires pour se moucher le nez. “Regarde ce que j’ai trouvé.” Elle brandit une belle paire de slips en soie rouge glanée dans un tiroir de la commode, elle se tortille dans une danse ridicule brandissant le slip des soirs de fesses comme un cadeau du ciel. “Je me paye un méchant trip, je vais les mettre. Je vais les tacher comme c’est pas possible et les remettre à leur place.”

“Notre secret.”

“Tu ne vas pas me bavasser à ta mère, hein?”

 


Flying Bum

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Les noces de tournesol

 

La panique inopinée de son coeur ce jour-là lorsqu’elle aperçut ces nouveaux mariés qui faisaient leur vaniteuse parade par toute la ville, traînant toutes ces boîtes de conserve derrière leur voiture conduite par un élégant chauffeur ganté. Une décapotable vintage qui ressemblait à une vieille Buick, toute en courbes avec des lignes chromées tracées dessus comme un surligneur sur les yeux d’une femme. Ses larmes coulaient synchro avec les ra-ta-ta-tas des boîtes de conserve.

 

***

 

On fera comme ça, lui avait-il dit cette journée-là où ils s’étaient gelés la gueule à la mescaline. Je vais devoir te laisser partir mais tu reviendras vers moi. Elle avait couru pieds nus sur la plage déserte pendant des heures, sans lui, jusqu’à ce qu’elle décide de faire demi-tour. Il l’avait tenue dans ses bras, avait collé son oreille sur son coeur, la crainte de lui avoir donné une dose trop forte pour elle. Des années plus tard, elle pouvait encore sentir sa joue, son oreille, contre sa poitrine. Elle ne s’était jamais sentie autant aimée.

 

***

 

Elle essayait de compter toutes ces autres femmes, celles qu’elle avait connues, ou soupçonnées, aucun indice combien d’autres avaient pu exister. La vitre s’était fissurée de bord en bord traçant comme un filet de pêche bon marché lorsqu’emportée, son pied s’était calé dans le pare-brise.

 

***

 

À trois-milles kilomètres et dix-mille ans de là. Tu es encore partie dans tes vieilles rêveries. Un ami claquait des doigts devant ses yeux pour la ramener. Oui, de très vieux rêves, désolée.

 

***

 

Les tournesols mexicains effilochés qu’il avait offerts à sa mère fleurissent encore dans le jardin de la maison familiale. Une variété vivace, tenace. De retour pour les noces de son petit frère, elle en cueille un bouquet jaune éclatant, ignorant qu’ils étaient de la même souche que ceux qu’il avait offerts alors à sa mère. Elle n’a de cesse de tendre l’oreille toute la journée à l’affût du son de son automobile, hantée par les coups de vent soulevés sur son passage lorsqu’hier, il est passé une fois en trombe devant la maison,

 

sans jamais s’arrêter.

 


Flying Bum

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Douze réalités à propos de la fiction

 

  1. Écrire à propos de soi-même, quelle vilaine chose, c’est de la biographie égoïste; lorsqu’on en rajoute par-dessus, cela devient de l’autofiction et lorsqu’il ne reste plus rien de bon à écrire à propos de soi, on écrit de la fiction.
  1. Écrire de la fiction c’est comme faire un bonhomme de neige femelle avec des parties génitales parfaitement conformes et feindre le dégoût lorsque les gens vous demandent si aviez planifié de la baiser.
  1. Écrire de la fiction c’est comme éprouver une profonde tristesse lorsque votre tentative de baiser le bonhomme de neige le fait fondre.
  1. Écrire de la fiction c’est la forme d’art que tout le monde et sa sœur peuvent maîtriser, un concept que même un poupon peut comprendre.
  1. Écrire de la fiction devrait être perçu comme un effort pour embrasser l’anonymat, et la confusion ressentie alors par la majorité des écrivains narcissiques est la raison majeure pour laquelle ils veulent mourir.
  1. Écrire de la fiction c’est comme envisager une carrière professionnelle dans l’art de réussir tous ses besoins dans le petit pot, coup sur coup.
  1. Écrire de la fiction c’est comme abandonner ses enfants à l’orphelinat en s’attendant à ce qu’ils vous retrouvent plus tard dans la vie pour vous dire, papa, tu es merveilleux.
  1. Écrire de la fiction c’est comme se croire l’inventeur des préliminaires amoureux.
  1. Écrire de la fiction c’est exactement comme lire de la fiction, excepté que vous vous tapez tout le travail au lieu de la plus belle moitié seulement. En conséquence tous les aphorismes ci-haut et ci-bas s’appliquent également à la lecture de la fiction.
  1. Écrire de la fiction c’est comme essayer de découvrir qui a bien pu manger toute cette mortadelle en mangeant encore plus de mortadelle.
  1. Écrire de la fiction c’est comme dépenser cinquante-mille dollars sur un tatouage tapi au fond de sa craque de fesses.
  1. Le plus triste lorsqu’on écrit de la fiction, c’est de réaliser que personne n’est tenu de nous croire vraiment.

Flying Bum

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Quentin

 

Pour me sortir de la merde, je m’étais inventé un métier et je me suis trouvé un travail comme graveur, comme si je connaissais la gravure. Dans une toute petite échoppe de gravure rue Laurier. Sérigraphie pour être précis. Minuscule, l’atelier et le bureau en avant qui donnait sur la rue étaient le rez-de-chaussée d’un deux-étages résidentiel converti en commerce et le propriétaire habitait l’étage au-dessus. Outre le vieux professeur d’art commercial à la retraite qui possédait l’atelier, il y avait Binette, le représentant commercial et Quentin. C’est Quentin, qui avait vite compris, qui m’a appris le métier à la vitesse grand V trop heureux d’avoir du renfort. Quentin avait vingt-deux ou vingt-trois ans et travaillait pour le vieux depuis cinq ans, disait-il. J’avais seize ans.

 

***

 

Avant l’heure du diner de ma première journée de travail, Quentin m’avait guidé vers un cagibi, était entré avec moi et avait refermé la porte derrière lui. Accroupis tous les deux, Quentin fouillait dans une boîte de carton, à tâtons dans la pénombre, et il m’a tendu un bel X-Acto flambant neuf avec son petit capuchon de sécurité transparent.

 

“Ils viennent avec des lames numéro quatre, c’est bon à rien pour ce qu’on fait, tu changeras pour une numéro deux,” m’avait-il dit en me remettant le couteau.

 

“Bonne fête, Léon,” avait-il conclu.

 

Ce n’était pas mon anniversaire mais j’avais pigé le message.

 

***

 

Deux ou trois semaines plus tard, un matin tranquille de novembre, Quentin avait sorti de sa poche de chemise ce qui ressemblait à un petit feuillet de timbres-poste. À ce que je pouvais voir, c’était un papier blanc plutôt épais avec des carrés d’environ trois-quart de pouce séparés par un pointillé avec des étoiles jaunes maladroitement étampées sur chacun des carrés.

Quentin souriait lorsqu’il m’a demandé si j’en voulais.

“C’est quoi?” que je lui demande.

“C’est de l’acide, en veux-tu?”

“De l’acide, comme du LSD tu veux dire?”

Il a hoché de la tête en guise de oui sans perdre son drôle de sourire narquois.

“T’en veux?” insistait-il.

“J’pense pas que c’est une bonne idée,” que je lui dis, “on est ici jusqu’à 5 heures.” Et je savais ce que c’était.

Il m’a examiné comme si j’étais un ours de cirque puis il a secoué sa tête.

“S’ti que t’es plate,” m’avait-il dit en remettant son carnet de buvards dans sa poche. “Pas surprenant que le père Blondin t’aime autant.”

En pause, nous étions dans le bureau devant les vitrines et nous regardions les premiers flocons tomber sur la rue Laurier. Après un moment, il tapotait du doigt sur sa poche de chemise qui contenait la dope. “Gages-tu que je peux gober toute la feuille?”

“Non,” que je réponds, “ce serait la chose la plus stupide à faire, même pour toi.”

“Tu me donnes-tu cent piastres si je gobe toute la feuille?” que réplique un Quentin frondeur.

“Regarde, je ne te donnerai pas de la merde non plus, alors garde-toi une petite gêne pour aujourd’hui, fais pas le con.”

Il a longuement regardé le bout de ses bottes.

“Un dix, alors, tu me donnerais-tu dix piastres?”

“Je ne te donnerai rien du tout, Quentin. Et si tu les gobes quand même, je vais avertir le bonhomme Blondin, faut qu’il sache. Alors penses-y même pas, grand tata.”

Il m’a regardé totalement ébaubi un long moment.

“T’es un bon diable, tu sais, Léon. J’espère que tu vas rester ici longtemps. Personne à date n’est resté ici aussi longtemps que toi.”

 

***

 

Généralement, on allait pisser dans la ruelle. Quentin est monté chez le père Blondin en haut de l’atelier. Il y avait là l’unique salle de bain à notre disposition, nous étions autorisés à y aller au besoin quelques minutes par jour et le patron ne disait rien lorsqu’on y disparaissait un peu plus longtemps pour les travaux plus lourds.

Une heure plus tard, Quentin est finalement redescendu. Il avait le visage rouge comme le cul d’un babouin et toute sa tête pissait l’eau comme une bière glacée dans les publicités.

“Christ de sans-dessin d’idiot,” que je lui dis. “Combien t’en as pris?”

Un large sourire, très large et étrange, un sourire intoxiqué, il glisse sa main dans sa poche de chemise et en ressort une paume blanche et humide, rien dedans.

“Hostie de con,” que je dis. Je regardais partout pour voir si le bonhomme était en bas et s’il nous observait. Quand j’ai vu qu’il n’y avait personne, j’ai assis Quentin sur le tabouret de ma table à dessin.

“Assis-toi là et fais semblant,” lui dis-je en plaçant devant lui une esquisse d’affiche au crayon de plomb que j’avais faite le matin même, “assis-toi puis ne bouge pas, si le père Blondin passe dans le coin, prends un crayon et repasse par-dessus mes traits innocemment.” Je lui ai placé un crayon dans la main. “T’es capable de faire ça?”

Il m’a regardé comme un enfant, avec des yeux exorbités, les pupilles tellement grandes qu’il restait à peine un anneau de blanc alentour.

Trois secondes après il se précipitait au sol et il enchaînait cinquante push-ups en ligne. Il avait immédiatement regagné le tabouret et repris le crayon de plomb dans sa main. La sueur lui coulait dans le cou.

“Toi, t’es un ami Léon,” dit-il en respirant trop fort. “Toi je t’aime, tellement, est-ce que je vais mourir tu penses?”

“OK, mon homme, calme-toi maintenant,” que je lui dis, pas trop certain des bonnes choses à dire. “Calme-toi, ça va se passer, respire lentement.”

“J’ai vraiment la trouille, Léon, je pense que je vais mourir. Je sais que je suis rien qu’un enfant de chienne, mais je ne veux pas mourir.”

J’ai cru voir quelqu’un passer dans le bureau, je suis allé me placer devant Quentin et j’ai levé l’esquisse devant ses yeux pour cacher son visage. Fausse alerte.

“Tu ne mourras pas Quentin, mets tes lunettes fumées et bouge pas trop avant que ça se calme,” que je lui ai dit. Je suis allé au frigo chercher le lait qui servait pour nos cafés, une pinte à moitié vide et une pleine. “Tu vas boire ça, lentement, les deux, au complet.”

Il a attrapé la première pinte, celle déjà entamée, et il l’a descendu d’une longue gorgée avant de me surprendre en m’attrapant la main et en la serrant très fort.

“C’est pas rien que l’acide, Léon, je te le jure, je t’aime vraiment,” m’avait-il dit, “t’es mon fuck’n best ami au monde,” pleurnichait-il.

“Peut-être même un peu plus, tu sais.”

“Bon, bon, mon ami,” que je lui dis en lui prenant une épaule d’une main et en tapant doucement l’autre de ma main libre, “relaxe, relaxe, ça va aller, respire lentement, bois ton lait, allez.” J’ai alors pris subitement conscience de ma propre respiration.

 

***

 

Ce soir-là, nous marchions lentement vers l’arrêt de la 45 Papineau comme tous les autres jours, mais nous ne parlions pas beaucoup. Quentin semblait calme, enfin. Je ne savais plus tellement quoi lui dire. Lui non plus.

J’ai quitté le travail après une dernière semaine malaisante. J’ai dit au bonhomme Blondin, au téléphone, que j’avais trouvé mieux ailleurs, mais c’était un blanc mensonge. Pour le reste de la journée, comme une obsession, je n’ai pensé qu’à appeler Quentin pour lui dire au revoir, ou je ne sais quoi, mais je n’arrivais pas à trouver les mots.

Alors je n’ai pas appelé.


Flying Bum

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En-tête, infographie à partir de Félicien Rops.

La Paloma adieu, opus 2

La dernière fois que j’ai vu Paloma c’était trois jours après sa mort. Elle était dans ma cuisine, elle lavait la pile de vaisselle sale qui traînait dans le lavabo.

“T’as vraiment pas besoin de te taper toute cette vaisselle,” que je lui dis, avant de réaliser vraiment à qui je parlais. Elle n’a rien dit, elle a simplement tourné la tête pour me regarder.

Je sais ce que vous pensez. Des vêtements en lambeaux, des yeux luisants aux iris obstrués par la blancheur des cataractes, une peau blanche verdâtre, un long ver qui se dandine en sortant de sa bouche ouverte. Vous avez lu toute cette sorte d’histoires de revenants qu’enfants on se racontait beaucoup trop théâtralement dans les soirées-pyjamas pour se faire peur.

Non. Paloma ressemblait exactement à elle-même.

Belle comme un soleil d’Espagne. Ce n’était pas une visiteuse de l’outre-tombe, juste une stupide erreur d’aiguillage du préposé à l’espace-temps. L’eau du robinet déviait sur ses blanches mains – c’est ce qui m’avait frappé. L’eau déviait sur ses mains comme si elle était vraiment là, dans ma cuisine, à laver ma vaisselle.

Une chose à propos de Paloma, elle avait des yeux du plus profond des bruns, comme des puits d’émotion sans fond. J’avais tout le temps peur de m’en approcher de trop près, des plans pour tomber dedans.

***

L’avant-dernière fois que j’ai vu Paloma c’était trois semaines avant sa mort. Sortie de nulle part, elle m’appelle pour savoir si je veux aller prendre un verre, tout de suite, maintenant. “Bien sûr,” que je lui dis, “Je laisse tout tomber sur-le-champ, je n’ai rien d’autre à faire. Je n’ai pas de vie.” Malgré le sarcasme, nous nous voyons quand même et pour être honnête je n’ai pas très bien compris toutes les circonstances exactes. Elle semblait distraite, elle riait trop. Elle avait l’air fatiguée, amaigrie, et je le lui ai fait remarquer.

“Tu sais toujours exactement quoi dire pour qu’une pauvre fille se sente toute spéciale,” me répond-elle comme pour se venger de mon propre sarcasme.

“Regarde, pourquoi ne viendrais-tu pas à la maison pour souper. Je vais te préparer quelque chose de spécial.” Un gars se fait pardonner comme il peut.

Et tout s’était très bien déroulé. Nous n’avions jamais autant ri, comme dans les belles années du collège lorsque nous avions découvert que nous serions les meilleurs amis du monde, amis pour la vie. Mais après quelques bouteilles de vin, les choses ont commencé à s’effilocher sur les bords. Tous ses gestes me rappelaient nos petits écarts, ses affronts passés, les miens aussi. C’était plus fort que moi. Je l’ai accusée de m’avoir trop souvent abandonné. Aussitôt que les mots sont sortis de ma bouche, je me suis rappelé avoir prononcé ces mêmes mots, exactement mot pour mot, la dernière fois qu’on s’était rencontrés, quelque chose comme deux ans auparavant. Le reste de la soirée, c’était moi qui se sentais mal à l’aise et elle qui se moquait. “OK d’abord, je vais me taper toute la vaisselle,” dit-elle en se levant de table, “pour me faire pardonner d’être une amie aussi nulle.”

***

Ses yeux avaient toujours la même profondeur, ce brun sans fond qui donnait le vertige. Elle semblait triste et confuse à propos de toutes ces choses, de cette rencontre qui s’avèrerait être la dernière. Ou c’était tout ce vin.

***

Ébaubi, voire sonné sous l’arche de la cuisine, “Paloma,” que je lui dis alors, “oublie mes sempiternelles lamentations, tu n’as vraiment pas besoin de te taper toute cette vaisselle, rien à te faire pardonner.”

Et c’est en lui disant cela tout haut que j’ai réalisé qu’elle n’était plus là.


Flying Bum

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Et je regarde passer les bateaux

Juste avant, en bonus, ce bref poème d’Octavio Paz.

« Je suis un homme, peu je dure
et la nuit est énorme.

Mais je regarde vers le haut,
les étoiles écrivent.

Sans comprendre je comprends,
je suis aussi écriture,

et en cet instant même
quelqu’un m’épelle.

 

Et je regarde passer les bateaux

Au bout de la route, la grande rivière
Trois bancs de bois tournés vers l’eau
Une route bleue pour prendre la mer
Beaux pavillons de tous les eldorados

Et mon rêve les suit comme les oiseaux

Debout en songe sur leurs ponts
J’embarque vers ce bonheur étranger
Aucun bagage pour investir l’horizon
Dans le rêve et le vent m’abandonner

Et mes yeux s’ouvrent sur un vieux rafiot

Où donc irais-je dans ces grands fardiers
Quand l’équipage se meurt en captivité
Tous les rêves fuient dans leur triste sillage
Et la rouille dévore tous leurs bastingages

Et mes amours qui tomberaient à l’eau.

 


Flying Bum

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En en-tête, gravure ancienne origine inconnue, Le SS Liberty, Goole-Hamburg Line

La fenêtre

 

Allah est grand, il a ouvert la fenêtre pour moi. J’ai sauté en bas.

 

“Vous avez atterri sur un STOP, un poteau d’arrêt obligatoire, ironique n’est-ce pas?” dit le médecin.

 

“Vraiment?”

 

“Vous avez brisé tous les os de votre corps. Littéralement chaque os. Même vos osselets.”

 

“Jamais joué aux osselets.”

 

“Ça peut se comprendre, vous sortez d’un coma de six mois. Vous serez parmi nous dans ce plâtre intégral pour au moins neuf autres mois.”

 

“Avez-vous du thé vert ici, j’en prendrais bien un en attendant,” que j’ai demandé.

 

***

 

Mon unique visiteur est un témoin de Jéhova avec des valises sous les yeux. Je me demande bien qui lui a donné mon numéro de chambre. Il s’écrase dans la chaise du visiteur et me lit des pamphlets. Je lui ai demandé s’il pouvait me lire quelque chose d’autre mais apparemment ça ne fait pas partie de son mandat.

 

“Tu n’as pas besoin d’aller à ton travail quelques fois?” lui ai-je demandé un jour.

 

“C’est ça que je fais tout le temps, monsieur,” répondit-il

 

“À temps plein?”

 

“À temps plein.”

 

“Je suis aussi fossoyeur,” dit-il

 

“Oh,” dis-je.

 

“À temps partiel.”

 

“Ah.”

 

***

 

Parfois ça me démange tellement sous ce plâtre intégral que je souhaite la mort. Apparemment, l’aide médicale à mourir ne s’applique pas dans mon cas.

 

“Vous ne pourriez pas me donner quelque chose?” que je demande au médecin.

 

“Je peux vous administrer du démérol,” qu’il me répond.  

 

C’était sa réponse peu importe la question.

 

“Et les spasmes d’ankylose?”

 

“Je peux vous administrer du démérol,” qu’il me répond.  

 

Il m’a injecté la dose. Je n’ai ressenti aucun effet. Niet. Nada.

 

“Comment s’appelle votre cheval?” que je demande au médecin.

 

Aucune réponse. Il a simplement galopé jusqu’au corridor.

 

***

 

Ma psychothérapeute s’appelle Karolanemarie. Pas Carole-Anne Marie ou Carolane-Marie ni Karo Lanne Marie.

 

Aussitôt que j’ai pu bouger mon cou, je l’ai embrassée.

 

“Je suis une lesbienne,” dit-elle.

 

C’était sa réponse peu importe la question.

 

Bientôt j’ai pu bouger mes bras, même un peu mes jambes.

 

“Vous devrez utiliser une canne, peut-être même une marchette, pour le reste de vos jours.”

 

“Est-ce que je serai toujours en mesure de danser?”

 

“Possible,” dit-elle, “si quelqu’un vous soutient.”

 

“Finie donc la danse en ligne. Je me suis mis à brailler comme un veau, Karolanemarie m’a pris dans ses bras.

 

Sournoisement, j’en ai profité pour l’embrasser sur la bouche.

 

“Je suis une lesbienne,” dit-elle.

 

“Encore?”

 

***

 

Le témoin de Jéhova avec des valises sous les yeux a finalement fait les siennes, il ne vient plus. Je suppose que c’est un bon signe.

 

J’ai feuilleté un de ses feuillets. Feuillu.

 

175,000 candidats chanceux recevront un voyage toutes dépenses payées vers le paradis.

 

J’ai ri. Quelle histoire. Divertissant au possible.

 

J’aurais peut-être dû l’écouter avec plus d’attention.

 

***

 

De retour à mon appartement, je suis allé fermer la fenêtre de la cuisine. On gèle ici-dedans.

 

J’ai vissé les barres de sécurité, cadeau de mon ergothérapeute Car-Ô-l’Âne-m’A-Ri, et j’ai pris une douche brûlante. Cela m’a fait le plus grand bien.

 

Avant que je finisse ma théière de thé vert, la fenêtre de la cuisine s’était ouverte par elle-même, encore. Allah est grand.

 

J’ai approché ma chaise du comptoir pour grimper.

 

“Ok, tabarnak,” que je dis en enjambant le cadre de la fenêtre, “mais c’est la dernière fois.”

 


Flying Bum

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Pour la journée BellCause pour la santé mentale. Inspiré d’Eugen Dimitri Ionescu

Il était une fois une dysfonction érectile post-traumatique au Flying J de Napierville

Trois jours que cela lui a pris. En fait, que cela leur a pris à eux. Trois jours coincé à Albany, état de New York, avant de savoir qu’aucune charge ne serait retenue contre lui, aucune poursuite. La drogue et l’alcool avaient été rapidement exclus du dossier et ultimement, le shérif avait conclu à la bête erreur humaine et cette bête erreur ne lui appartenait pas. Il n’était pas cet humain qui avait, selon eux, erré. La faute ne lui appartenait pas. La fille est sortie de nulle part, c’est comme si elle s’était carrément matérialisée là, par génération spontanée, comme un mauvais tour de magie, devant son pare-brise, et cela n’était pas sans lui rappeler le premier chevreuil qu’il avait heurté dans ses débuts, comme un démon cornu sorti des brumes épaisses du matin. Le chevreuil fait un son plus sourd, avait-il pensé, et n’a pas l’habitude d’émettre un cri horrible comme celui que la fille avait hurlé avant que son visage ne s’écrase et éclate dans son pare-brise. Si vite, si amochée, il ne pourrait même pas la décrire avant le choc. Il ne se rappelle que des énormes yeux, d’une bouche grande ouverte et de tous ces cheveux restés collés à la vitre par le sang.

 

Rentré au pays par le poste douanier de Lacolle, ce soir il s’installait pour dormir à la halte routière Flying J de Napierville. Il y a quelques kilomètres à peine, il était encore tout à fait réveillé, plusieurs heures encore à son crédit journalier, allocation qu’il épuisait toujours totalement avant de s’arrêter. Mais sur les ondes de son CB, il était tombé sur un de ces hurluberlus qui annoncent en grandes pompes la venue de la fin du monde, la fin des temps dans le feu et le souffre, suppliant son auditoire de se repentir et de demander pardon pour leurs âmes gorgées de péché et il avait écouté trop longtemps son monotone prêchi-prêcha et cela avait achevé de le fatiguer.

 

Il ne se rappelle pas s’être masturbé depuis le soir de son arrestation, de son accident. La fille morte dans son pare-brise. Tapissées aux murs de sa couchette, des photos pornographiques qu’il a sélectionnées dans les magazines au fil du temps, des fausses blondes aux seins comme des ballons sur le point d’exploser, des brunettes écartillées qui tirent les lèvres de chaque côté de leurs vagins, des adolescentes thaïlandaises avec leurs pénis à moitié atrophiés par les hormones mordant des baillons dans leurs bouches comme des cochons sur la broche.

 

Il se touche sans résultat. Agité et inquiet, il regarde par son hublot le stationnement quasi-désert. Des essaims de mouches forment des boules alentour de chaque lampadaire. Il scrute sans grande motivation à la recherche d’une de ces écumeuses de camionneurs et tout ce qu’il voit c’est une madame bien habillée qui sort du dépanneur 24 heures avec un sac et qui se dirige vers sa Lexus. Il n’encourage plus autant qu’avant les pauvres putes de truck-stop, celles dont la ville et les beaux bordels ne veulent même plus et qu’il a de plus en plus l’impression de payer davantage pour qu’elles partent aussitôt que leur prestation désolante est accomplie.

 

Dans la couchette minuscule, il se contorsionne pour s’extirper de son jeans et de sa chemise, il s’étend sur le dos et il observe distraitement le triste harem de papier collé aux murs de sa couchette, et sa main entre dans son slip pour n’y rencontrer que sa viande flasque et molle. Il n’a même plus le coeur de se taponner encore, au cas.

 

Il salue une dernière fois les trophées de chasse de ses fantasmes sous les craquements statiques des voix éloignées de son poste de radio CB à des kilomètres et des kilomètres avant et après lui qui annoncent les pièges à vitesse, les contrôles routiers, les camping-vans des putes mobiles. Au bout de son long poteau d’acier, le J du Flying J clignote dans la nuit comme s’il était pour mourir incessamment.

 

“Je banderai demain,” pense-t-il avant de s’endormir.

 


Flying Bum

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Fin du monde – opus 2057

Un de ces quatre après-midis d’hiver, la lumière se fera faiblotte et la noirceur s’écrasera sur nous comme la pire des mauvaises nouvelles. Force sera-t-il de l’accepter – comprendre que la vie sera désormais radicalement différente. Comprendre c’est survivre. Il faudra alors espérer que tous nos préparatifs auront été adéquats et suffisants, bien que rien n’est vraiment prévisible dans cette partie du monde, le nord-ouest d’un pays déjà nordique à souhait. L’hiver dernier, Adéline et moi ne savions pas très bien à quoi nous attendre. Nous avons échappé de près à la mort, passés tout près de mourir gelés. Il y a des cicatrices d’engelures aux extrémités de nos doigts, de nos orteils et de nos nez pour en témoigner.

***

La catastrophe n’est pourtant jamais venue, ni par la nature ni par la main de l’homme lui-même. Au point où en sont les choses, on pourrait évoquer des grandes sécheresses et des incendies inextinguibles. Des tremblements de terre, des tsunamis. Des tornades grandes comme l’Australie. Des pertes de courant définitives, un ciel opaque et noir pendant des mois et des mois. Malgré toutes les promesses de fin du monde par tous les experts depuis Nostradamus, Stephen Hawking jusqu’au pape Benoit XIV et une vieille polonaise centenaire et aveugle, rien ne s’est passé. Du moins, rien de ce qu’ils avaient prédit. La seule chose qui s’est réellement passée c’est la peur générée par toutes ces prédictions, amplifiée par des médias dopés à l’adrénaline du sensationnel, hors de contrôle, ensuite l’hystérie collective, les vagues de suicides en série, les génocides, les guerres inter-raciales, les émeutiers par tribillions, les assassinats en série, les comportements bestiaux.

Discarté totalement le concept même qu’il y aura toujours un lendemain.

***

Tant que vous n’êtes pas confronté à une situation pareille, vous ne pouvez pas imaginer les conclusions que vous en tirerez – les actions que vous envisagerez. Vous pourriez élaborer des hypothèses qui seraient valables ou qui vous sembleraient réalistes au moment de les élaborer, mais vous ne savez jamais vraiment. Nous avons “réquisitionné” le motorisé de 24 pieds du voisin, nous avons pensé rouler, toujours rouler jusqu’à ce que . . . quoi que ce soit se produise. Après que le premier ministre ait confirmé toutes les rumeurs les plus pessimistes, notre bon voisin a cru bon offrir un cocktail aux fruits fortifié à la strychnine à toute sa famille. Toute sa famille en a bu, puis il a bu le sien. Nous avons manqué d’essence au pont de la rivière Louvicourt, ce jour de juin qui avait été désigné comme le dernier jour. Nous avons réussi à rouler péniblement jusque sous le pont où, entre la grève et la structure, nous avons immobilisé le motorisé, hors de la vue. Nous nous sommes baignés tout nus et nous avons dansé en écoutant le CD favori d’Adéline, Band on the run, jusqu’à ce que la batterie tombe à plat. Nous avons pleuré sur le coucher de soleil. Nous sommes restés debout toute la nuit, se rappelant des souvenirs, en priant, en baisant comme s’il y avait plus de lendemain en vue. Nous pensions nous être rendus sains et saufs, soit au paradis, soit en enfer. Tout semblait tellement différent, plus lumineux, la rivière, le gravier, les poutres sous le pont. Après avoir finalement dormi un peu, au réveil nous avons réalisé la sombre et quasi impossible réalité, constaté ébaubis d’être encore en vie.

***

Depuis seize jours, Raph est avec nous – depuis que notre feu de camp nous a trahis et qu’il nous a dépisté se présentant devant nous par surprise avec une carabine qu’il affirme être chargée à bloc. Cette carabine a déjà tué un homme, affirme-t-il. Il raconte avoir été mineur à Perron il y a longtemps, qu’il y a longtemps coulé ses propres cartouches à même des petites quantités d’or patiemment chapardées au quotidien dans le fond de la mine, mais lorsque le contremaître de la mine l’a dénoncé à la police provinciale, ils ont vu là un crime sévèrement punissable. On ne vole pas la main qui nous nourrit. Surtout les sacro-saintes mines, propriété des Américains. Quelques centaines de cartouches aux pointes en or massif. Il ne raconte pas comment il a pu conserver ses cartouches ni pourquoi ni comment il est encore en vie, Adéline et moi nous nous chuchotons des scénarios à l’oreille. Il a marché vers l’est, dormant n’importe où, s’est nourri au petit bonheur, petit gibier, poissons, petits fruits. Puis il a suivi les outardes vers le sud.

***

Adéline est à quatre pattes dans son vieil attirail de jardinage. Comme un ver gras, elle s’affaire à approfondir la tranchée qu’on a entrepris de creuser il y a soixante-huit jours de cela. Elle ameublit le sol avec un bâton pointu, ramasse la terre avec un contenant de crème glacée et la lance vers les rebords de la tranchée plus haut. Dès que j’ai une minute, je la rejoins. Lorsque la tranchée sera finie on y poussera le motorisé. On remblaiera les côtés avec la terre de surplus, puis le toit sauf les sorties d’urgence au plafond qu’on utilisera pour entrer et sortir. Nous survivrons à l’hiver.

***

“Tout le monde peut faire de l’argent si c’est ce qu’ils veulent vraiment, faire de l’argent, l’obtenir, le posséder, le dépenser comme il veut, ou l’empiler,” que Raph me raconte pendant qu’il frotte le fond d’un slip usé à mort avec une petite barre de savon d’hôtel. Il parle pour parler, affirmant des choses qui ont probablement été sensées dans la vie ancienne. S’il enlevait son pantalon vert kaki avec la ceinture qui retient sa carabine tronçonnée, il serait complètement nu. Il est accroupi sur les talons là où l’assise de béton du pont rejoint l’eau lente et limoneuse de la rivière Louvicourt. Au-dessus de nos têtes, une voiture de police, un camion de pompier gueulent encore occasionnellement à pleine tête en faisant vibrer le pont. Le dernier, il y a bien quarante jours. Les jeans bleus de Raph, une paire de chaussettes, une chemise carreautée sont étendus à plat sur la dalle de béton près de lui, à sécher.

Habillé, il a l’air de tenir la forme, d’avoir bien vieilli. Mais comme il est maintenant, on peut voir le rouge et bleu réseau de ses veines sous une peau blanche lézardée par endroits, sa colonne comme l’exosquelette d’un quelconque serpent préhistorique, les entrecôtes comme déjà grignotées par les coyotes.

Je pêche avec un simple fil frisé en mémoire de sa bobine et un hameçon rouillé. Appât de fortune. Toutes les dix secondes, je tire un grand coup mais je n’ai pas encore réussi à ramener quoi que ce soit pour le prochain repas. Ce que Raph raconte toujours à propos de l’argent semble l’obséder, le faire passer pour fou mais en d’autres temps j’aurais probablement été d’accord avec lui. En d’autres temps, nous aurions bien pu être amis.

Je pêche tout l’après-midi mais je n’ai rien pris. Nous avons mangé beaucoup de truites mais elles ont probablement migré vers des eaux plus profondes. Celles du lac Endormi, peut-être même celles du lac Tiblemont en amont. Elles peuvent s’y prélasser dans les eaux plus profondes sous la glace. Elles survivront et reviendront ici, frayer entre les pierres arrondies de la rivière le printemps prochain.

***

 Adéline a terminé la tranchée. Raph demande, “C’est pourquoi, ce trou, déjà?” C’est bien la première fois qu’il en parle, bien que je l’aie vu souvent regarder au fond du trou les yeux en forme de points d’interrogation.

Le soleil disparaît sous les nuages. La noirceur tombe avant que le ciel ne se dégage. Nous sommes tous les trois autour du feu, Adéline près de moi. La vérité est la seule explication valable. Je réponds, “Nous avons besoin de mettre le motorisé à l’abri des grands vents d’hiver.” Il dit que cela ne le dérange aucunement de dormir sous sa tente comme s’il ne connaissait rien de la rigueur de nos hivers. Il va crever gelé dans sa tente, Adéline et moi le savons très bien. Il dit, “Ça vient si froid que ça par ici?”

“Pas vraiment,” qu’Adéline répond, habile.

***

Les vents se retournent, ils se tordent de froideur. Ceux qui venaient du sud s’en retournent chez eux. Les flammes de notre feu se dressent à peine comme des serpents fatigués et Adéline joue la charmeuse – ses bras croisés contre sa poitrine, elle fixe directement la chaleur du feu. Elle chantonne tout bas les paroles de Picasso’s last words. Son interprétation est fidèle et impressionnante. Les flammes se dandinent et dansent à travers ses mots a capella.

Quelques flocons apparaissent, comme des boules de coton suspendues dans l’air. Sous le pont, personne ne le réalise, pas plus que l’importante chute de température.

Je me joins à Adéline dans la chanson et Raph marmonne les voix de fond. Puis un interminable silence. Une noirceur pesante. De guerre lasse, Adéline et moi avons retrouvé à tâtons les sorties d’urgence sur le toit du motorisé sous quatre pouces de terre remblayée. Raph n’a rien vu, rien entendu, à absorber les dernières caresses chaudes de la braise. Nous aurons de la viande une partie de l’hiver.

***

Le ciel est parti de côté emportant les étoiles avec lui. L’haleine de Raph dansait autour de son visage comme un fantôme épuisé par la nuit glaciale. Lorsqu’il a cru qu’il ne pourrait pas tenir une minute de plus, la crête au pied du ciel s’est mise à fondre en une mince ligne rouge. Il a fermé ses yeux et sa peau congelée parvenait à capter un chagrin de chaleur dans la crête vermillon, l’accueillait comme une ultime bénédiction, une extrême onction.


Flying Bum

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De tous les possibles univers

 

S’il existe comme on le prétend une infinité d’univers, c’est qu’il en existe un en tous points semblable à celui-ci précisément, mais dans lequel vous n’êtes pas en train de lire ce texte, vous vous grattez le derrière. Sur l’infinité d’univers possibles dans la probabilité absolue de la vie, dans ceux de Léon en particulier, dans 1024 de ces univers, Léon entre dans une réunion d’alcooliques anonymes en disant : “Je souhaiterais qu’elle meure alors je m’épargnerais tout le tracas de la quitter moi-même.” Il supporte maintenant mal la présence de sa femme parce qu’il en a baisé une autre au hasard et qu’il sait très bien ce qu’il a fait et il en a honte. En fait, il souhaiterait bien se transporter dans un autre univers où aucun dommage n’aurait été fait. Mais dans tout autre univers, il existe d’autres dommages, peut-être pires encore.

 

Dans tous les possibles univers, Léon est le type d’homme à faire des déclarations dramatiques et poser des gestes suicidaires sinon parfaitement idiots.

 

Après coup, les gens l’implorent de continuer de faire les efforts, à se reprendre en mains et dans plusieurs autres univers c’est exactement ce qu’il fait et dans 105 univers, il boit jusqu’à sa mort, il boit sa mort en fait. Dans un de ces univers, un homme a perdu son chapeau. Dans un autre il l’a retrouvé, et dans un autre il n’en a jamais porté.

 

Dans un autre univers, la femme de Léon, Odile, assiste à la vente de charité dans l’exacte salle paroissiale où se tient la rencontre des alcooliques anonymes. Elle cherche une salle de bain. Elle passe devant la porte ouverte du meeting de Léon, comme il les appelle, et il la voit et horrifié autant qu’ébaubi il conduit pendant six heures vers la ville d’Abitibi où son frère habite et il ne la revoit plus avant au moins une décennie, dans un des multiples univers générés par cet événement-choc, et dans douze de ces univers nouveaux ils se croisent par hasard dans un bar d’Alma et dans six autres ils prennent un verre ensemble et dans trois, ils baisent à la mémoire des beaux jours, dans deux ils se remettent ensemble mais dans les deux cas, ils sont misérables et malheureux.

 

Ou, il ne la voit pas dans l’embrasure de la porte qui l’entend déclarer qu’il la voudrait morte, ce qu’il ne pense pas vraiment, mais elle l’a bien entendu et lorsqu’il rentre à la maison, elle le fout à la porte, demande et obtient le divorce, et pendant que Léon déménage, elle discute avec un des déménageurs qui lui laisse son numéro de téléphone et plus tard elle l’appelle et refait sa vie avec lui, se remarie et part vivre avec dans le bas du fleuve.

 

Dans tous les univers possibles, le temps est une illusion de mouvements qui se déploient par mitose infinie, division par division, alors par une nuit claire Odile pourrait tout aussi bien s’envelopper dans un manteau, parfois rien qu’une petite laine, pour sortir s’assoir sur le balcon de son trois-et-demi de Trois-Pistoles et se mettre à penser à ce que Léon peut bien devenir en espérant qu’il a vaincu son problème d’alcool et peut-être même aura-t-il rencontré quelqu’un d’autre et qu’il soit heureux parce qu’Odile n’a gardé aucun ressentiment et elle sait qu’il ne le pensait pas vraiment et que si elle méritait mieux, alors Léon aussi et qu’elle pouvait admirer tranquillement l’abysse étoilée au-dessus de sa tête, ces étoiles qui dureront toujours, préservées dans l’instant précis où elle les observe, le temps qu’elles émettent 1072 photons qui ne l’atteindront pourtant jamais.

 

Mais dans un autre de ces foutus univers, dans les faits, Odile meurt. Elle traverse les rails du chemin de fer en rentrant de l’épicerie, tous ses sacs à la main, et elle subit une sorte de mini-attaque attribuable à ses nouveaux anti-ovulants, elle attrape une faiblesse au moment exact où le train passe et elle est tranchée en deux, les carottes et les conserves répandues sur la voie, des pommes roulent, un pot d’olives explosé, sa saumure lentement absorbée par le gravier. Dans un autre univers pourtant, elle sort de la douche, fraîche et heureuse, mais la même faiblesse la prend et en tombant au sol, elle se fracasse le crâne sur le rebord du bain et meurt sur le coup. Quand on dit que ton heure est venue.

 

Dans 104 univers, Léon ne se doute pas qu’un officier de police s’en vient lui annoncer la triste nouvelle mais dans un autre univers pourtant, Léon qui s’est remis avec Odile, stoïque sous l’embrasure de la porte de la salle de bain regarde Odile, son regard immobile et totalement absent, vaguement orienté vers la flaque de sang déjà partiellement coagulé dans laquelle repose une bonne partie de la chevelure d’Odile. Et de la plaie de chair ouverte sur son front s’apprête à tomber paresseusement une dernière goutte qui s’étire lentement avant de plonger dans la flaque dans une milliseconde à venir mais encore suspendue dans le temps.

 

Avant que la goutte de sang ne touche à la flaque, 105 univers nouveaux naissent dans cette seule nanoseconde et dans 10univers, Léon ne survit pas une seule fois. Même pas une.

 


Flying Bum

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Une pomme pour Noël

Léon est en feu. Léon est empuanti. Léon est mort.

Personne ne semble savoir ce qu’empuanti veut dire, mademoiselle Roberge, mais nous aimons tous comment ces mots sont calligraphiés si joliment à la craie blanche sur le tableau noir. Comment le mot coule en sortant de vos lèvres.

Léon n’aime pas le gâteau. Léon aime la fin des histoires. Léon n’aime pas la fin du monde.

Nous nous imaginons le Léon dont parle mademoiselle Roberge, feluette*, qui ne veut absolument pas manger de la viande ou des fèves vertes, des framboises surgelées, des jujubes vitaminés. À la récréation il est probablement parti grimper dans le laurier-cerisier pour en redescendre le visage bariolé de taches rouges.

Mademoiselle Roberge explique qu’en feu c’est comme fiévreux, empuanti c’est comme quand on est empoisonné. Pour étoffer sa démonstration, mademoiselle Roberge se prend le cou à deux mains, s’étouffe, fait comme si elle cherchait son air désespérément, convulse avant de s’effondrer derrière son bureau. Nous rions, nous rions plus fort que nous croyions nos petits corps capables de rire, nous rions jusqu’à ce que nous nous efforcions tous à pleurer, théâtralement. Nos bouches soudainement remplies de hargne et nous testons tous le mot, la langue finissant contre le palais, l’air à travers des dents – Empuantie, empuantie, empuantie­, mademoiselle Roberge est empuantie !

***

Nous aimons tous mademoiselle Roberge. Nous aimons comment elle embroche ses longs cheveux noirs avec des pinces en forme d’oiseaux, ses faux-cils qui tombent lorsqu’elle cligne trop fort des yeux et comment, à genoux, elle tient nos deux mains dans les siennes lorsqu’elle nous fait répéter un mot difficile. Nous aimons comment elle nous pince les oreilles lorsque nous les prononçons n’importe comment – pas parce que ça ne fait pas mal, mais parce que nous aimons la douce chaleur de ses doigts comme du beurre mou sur nos lobes.

Nous aimons lorsque parfois elle nous parle de son mari le fantôme, parfois soldat, parfois objecteur de conscience. Nous aimons lorsqu’elle braille comme une fontaine parce qu’il n’y a pas de crescendo pour ses larmes, ça part en fou tout d’un coup comme quand des torrents de pluie se ruent contre les fenêtres de la classe. Comme la fois où elle nous a raconté la plus belle histoire, l’histoire du bébé qui était dans son ventre et puis qui tout d’un coup ne l’était plus. Du mari qui était là puis qui n’était plus là puis qui est revenu chercher ses agrès de pêche et ses bouteilles de vin français puis qui est reparti encore. Nous aimions lorsqu’elle croquait dans les pommes innombrables que nous déposions devant elle, comment de ses longs ongles rouges elle essayait d’arracher la queue en épelant p-é-d-o-n-c-u-l-e en serrant des dents pour ne pas lancer un juron.

***

Seulement le vieux dictionnaire de mademoiselle Roberge contenait les mots apocalypse, mort, assassinat, cadavre, décès. Mademoiselle Roberge en parlait amplement parce qu’elle disait qu’il le fallait. On devait le faire. Elle nous disait comment, avant, les gens étaient enterrés, vêtus de leurs plus beaux habits de soie, descendus en terre par le fossoyeur sous une douche de pétales de rose. La mooooort, expliquait mademoiselle Roberge. Il y avait quelque chose dans la façon dont elle le disait, comment tout son corps tremblait pour en extraire le mot qui semblait parfois apaisant, parfois périlleux, rebelle, épouvantable. À la récréation nous fabriquions des comptines à propos de corps pourris lancés dans des trous, des blagues à propos de la mort imminente dont personne ne va pouvoir s’échapper. Plus tard, mademoiselle Roberge pinçait nos oreilles, faisait des shhhhhhhh, nous confiant un secret. Les morts n’existent plus, mes petits canards, chuchotait-elle, maintenant ils ne sont plus que des fantômes.

Bien difficile de comprendre comment les fantômes doivent se sentir.

***

22 décembre, première sortie scolaire, comme un cadeau de Noël, mademoiselle Roberge nous emmène au Musée des Choses Oubliées de Tiblemont.  En fait, nous expliquait mademoiselle Roberge pendant le trajet dans l’autobus jaune, on aurait dû l’appeler le Musée des Affaires Mortes mais choses oubliées faisait moins peur aux enfants.

Au musée, il y avait des renards et un ours empaillés, mouffettes et hiboux. Des papillons piqués avec des épingles, des poissons courbés sur des planches de bois, chauve-souris et crapauds dans des bocaux de formol. Des aquarelles qui représentent des plantes et des légumes qui n’existaient plus, des organes humains en argile peint toutes sortes de couleurs. Nous touchions à tout, enfoncions nos doigts dans la peau durcie des bêtes, caressions de la paume leur fourrure raiche, la froideur lisse du coeur peint rouge vif. C’est de l’histoire tout ça, disait mademoiselle Roberge, notre histoire.

Nos mains parcouraient le corps de plâtre qui représentait un petit garçon brûlé vif dans l’incendie de Pascalis où, racontent encore les vieux, il avait plu des oiseaux pendant que la ville entière brûlait. Ses habits noirs de suie, sa peau comme un cochon de lait oublié sur la broche, les yeux grands ouverts de l’enfant couché sur le dos. Fixant le regard immobile à jamais de l’enfant, quelque chose se dégonflait en nous. Mademoiselle Roberge comme sous l’emprise d’une démence nouvelle nous racontait le drame en long et en large avec des yeux exorbités et effrayants auxquels on avait droit chacun notre tour. Des filles pleuraient, une d’elles a même perdu conscience, les garçons arboraient un teint livide. Mademoiselle Roberge insistait qu’on embrasse le front du garçon, qu’on prenne ses mains de plâtre glacées et insensibles dans les nôtres. Pour ne rien oublier, mes petits canards, pour ne rien oublier, mais jamais nous ne pourrions oublier.

À la place, nous pleurions pour nos mères, nos pères, nos jouets. Comme si c’étaient nos propres petits corps en feu montés sur le toit des maison enflammées, les mains jointes vers le ciel pour demander secours à Dieu. Des groupes d’enfants venus de d’autres écoles observaient nos visages terrifiés comme si on faisait partie du triste spectacle nous aussi. Troublée, mademoiselle Roberge s’est organisée pour qu’on quitte avant le temps et pendant le voyage de retour, on pensait à ce qui nous attendait, mademoiselle Roberge qui nous pincerait les oreilles si fort que nos têtes pivoteraient pour se délivrer de la douleur, si on bavassait notre expérience traumatisante, nos mères qui crieraient après elle, ça prends-tu une sans-dessine pour faire subir ça aux enfants, notre mademoiselle Roberge remerciée, envoyée ailleurs traumatiser d’autres pauvres enfants?

***

Dans l’autobus, pour distraire nos esprits d’enfants et oublier le pire à venir, nous nous échangions des messages secrets sur des petits papiers pliés passés de main à main. À l’encre bleue, des papiers qui disaient Léon et Adéline pour toujours et toute cette sorte de choses que s’échangent les enfants entre eux. J’ai réussi à embrasser une fille, Adéline Gagnon, elle est devenue aussi rouge que les lèvres de mademoiselle Roberge, mes oreilles c’est pareil.

***

23 décembre, les pommes tombent l’une derrière l’autre derrière sur le bureau de mademoiselle Roberge à mesure que les enfants arrivent et celles-là sont offrande de Noël pour celle que nous aimons tant. Lorsque le calme s’installe, mademoiselle Roberge se lève derrière son bureau et claque son clapet.

Merci, mes petits canards.

Elle choisit la plus rouge et la plus appétissante des pommes. Elle pince le pédoncule de ses longs ongles rouges, la fontaine de larmes explose d’un coup sec.

p-é-d-o-n-c-u-l-e, épelle-t-elle tant bien que mal à travers ses sanglots, en se battant contre le combatif pédoncule. Elle ouvre la bouche si grande que nous avons cru un moment qu’elle perdrait ses dentiers, nous rions, elle croque dans un fracas inoubliable, mord, mastique et avale en forçant exagérément un morceau gigantesque. Nous sommes tordus de rire.

Mademoiselle Roberge laisse tomber la pomme, se prend le cou à deux mains, s’étouffe, fait comme si elle cherchait son air désespérément, convulse avant de s’effondrer derrière son bureau.

Pour vrai cette fois-là.

Empuantie, empuantie, empuantie, mademoiselle Roberge est empuantie ! criaient en chœur tous les enfants ébaubis et bernés par la grande comédie.

***

Joyeux Noël, mademoiselle Roberge, tes petits canards t’aiment toujours.

Je sais maintenant comment les fantômes peuvent se sentir.


Flying Bum

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*feluette, du français fluet, maigre et faible.

Illuminatio

Lumières bleues et euphoriques
l’étreinte à grands bras angéliques
un tour des grands oiseaux noirs
les âmes courent en fou sans savoir

Le coyote qui part après le cerf
la chauve-souris son coléoptère
au ciel la buse guette son mulot
à hue et à dia la prédation prévaut

Sans tous ces carnages de nuit
les matins ne sauraient éblouir
vieillir mourir sont actes de vie
sous la pierre renaîtra le souvenir

Du joug du présent fêter libération
d’une plume caresser l’universel
de la main le fruit des générations
dans la joie la créature la plus belle

De l’âge un immense cadeau
l’éblouissement tout paradoxal
détours et distorsions de l’ego
le sublime pour grande finale

Ultime et exigeant acte de créer
saluer bien bas en toute élégance
apprendre, apprendre à tirer
tirer en toute grâce sa révérence

 


Flying Bum

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“No doubt the universe is unfolding as it should.”
      – Max Hermann, Desiderata

Collage

Une recette déchirée d’un carnet

J’ai pleuré sur le pain de viande. Directement dessus. Personne n’a vraiment besoin de savoir ça. C’est rien que salé, les larmes. Les larmes sont tombées sur la chapelure, elle-même fraîchement tombée sur une couche luisante de blancs d’œufs. Tout est dans tout, à la fin, lorsqu’on mélange les choses. Tout le monde souriait en mangeant mes larmes sans le savoir. Super bon ton pain de viande, pops, disaient les garçons.

Écrire une note pour la prochaine fois – mettre un peu plus de sel.


 

Un sac d’arachides

Une nuit, j’ai rêvé qu’elle était à la partie de baseball. Je suis assis tout en haut de la petite estrade de bois. Comment elle fait pour entrer tous ses cheveux dans une casquette? Elle portait des verres fumés mais j’aurais mis ma main dans le feu que c’était elle. Elle est venue s’assoir près de moi. On a acheté un sac d’arachides même si dans la vraie vie je ne mange plus d’arachides depuis qu’elles m’ont rendu malade une fois que j’en avais mangé tout un bocal – ou avais-je eu peur qu’un des garçons ne soit allergique?

Je brûlais d’envie de lui demander si elle était encore morte, il m’a semblé que la question était un peu rude, alors je lui ai simplement demandé si elle devait repartir bientôt. Elle a répondu non, qu’elle avait droit à toute la partie de baseball.

On s’est embrassés. Ses lèvres goûtaient le sel, les arachides.


 

Une fiche immobilière

Unifamiliale dans la grande ville, c’est pas rien. Elle savait que ce serait la dernière. Tout ce qu’on devrait laisser derrière pour habiter une si petite maison. Un coup de coeur, c’est un coup de coeur – son coup de coeur, et merde l’espace si c’est rien que pour mourir dedans. Elle n’était pas neuve mais en très bonne condition. Pleine de lumière, pas de place pour les fantômes.

On ne parle plus de la vie d’avant, elle disait. Il n’y a pas de place pour ça ici. Ici ce sera ma dernière vie, c’est tout.

Chauffage et climatisation centrales, spectaculaires fenêtres en baie. On percera des portes françaises dans la salle à manger. De superbes planchers de bois franc flambant neufs, pas de place pour les ombrages. On pourra l’installer dehors, sur la terrasse, regarder le jardin d’ombre, sentir les odeurs de pin, nourrir les chats errants.

La fiche ne disait pas que la nuit, parfois, j’entendrais des pas de danse sur les lattes du plancher flambant neuf.

 

Je ferai semblant que ça ne me rend pas fou.

 


 

Flying Bum

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Matins béants

La nuit un cinéma
sur un écran de paupières molles
dans une tempête de draps
un opéra de sorcières folles

La nuit un Fellini
des sirènes et des chants
amants maudits et culs bénis
milliards de mots tous en même temps

La nuit un cinéma
les morts sont bien vivants
les vivants qui sont morts déjà
des bêtes des chimères et des gens

La nuit son supplice
coeur conscience qui va qui vient
horreurs douleurs ou tendres délices
ami perdu amantes nues sourient au loin

La nuit ma reine du drama
perdus flottent les naufragés
de la courtepointe prisonniers
dans la fièvre d’un drap sauna

La nuit les grands esprits
partis peupler le dessous des lits
avec les moutons qui roulent
les génies qui perdent la boule

La nuit s’enfuir courir dehors
la meute vorace qui colle au cul
la main s’accroche le pied se tord
l’habit se couds-tu? le grain se mouds-tu?

La nuit bleue l’aurore l’horizon
mirage éternelle hallucination
sans forces au bout de son sang
le jour pressé de prendre son rang

Gribouillis génériques lèchent l’écran
autant en emportent les quatre vents
derniers songes au matin débarrassent
la charge le licou grand bien me fassent

Matins béants un autre grand trou
lévite gracieusement l’éternel enfant
au dessus des clowns et des fous
perd le souffle et tombe dedans

 


Flying Bum

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Silence au 27

 

Le concierge tintinnabule dans le corridor. Sa ceinture de tournevis et de marteau et de clés à molettes qui tapent sur ses cuisses y vont d’un rythme sans harmonie ni parole. Il passe devant une porte rouge et une autre porte rouge et une autre encore, rouge aussi, jusqu’à ce qu’il parvienne au 27. Appartement 27. Là où habite la fille sourde. La superbe fille sourde aux longs cheveux noirs bouclés et ses hanches, oooh ses hanches de l’enfer, des hanches beaucoup trop charnues pour son petit ventre plat et sa petite poitrine. Ses hanches qui s’encastreraient parfaitement dans son propre pelvis à lui. Oooh!

 

Il frappe et il attend. Il frappe. Il attend, il crie concierge, mais à quoi bon? Elle ne l’entendra jamais. La dernière fois, il est entré directement alors qu’elle était installée devant le téléviseur, le volume à fond la caisse, ses mains légèrement soulevées du canapé, comme flottant sur un centimètre d’air, captant les vibrations, sentant les mots d’une manière que le concierge ne comprendrait jamais.

 

Cette fois-ci, il pourrait aussi bien la surprendre au sortir de la douche. Pas de serviette. Ses hanches de l’enfer complètement à l’air. Enveloppée dans tout le silence du monde, nul besoin de serviette, nul besoin de cacher ces hanches-là, oooh, ses hanches. Ses frisettes noires qui dégoutent sur ses petits seins, le long de son ventre plat. Elle le regarderait droit dans les yeux depuis le seuil de la salle de bain, jusqu’à ce que tout cet énorme silence l’aspire vers elle, et la porte qui claquerait derrière eux et les cris de plaisir inhumains d’une femme sourde totalement désinhibée jusqu’à ce que ses oreilles à lui bourdonnent de douleurs vives et qu’il en jouisse de terreur.

 

Il glisse son passe-partout dans la serrure, ouvre. Personne. La belle fille sourde est sortie, et elle a emporté tout son silence avec elle. Depuis l’appartement 27, il entend des filles qui s’esclaffent dans la glissade de la piscine, des petites voix aussi menues que leurs bikinis brûlés par le soleil. Une voiture passe bombardant la rue avec la contrebasse électrique trop forte d’une musique de rustres. Un camion d’ordure qui bipe se reculant vers les conteneurs. Les fourchettes qui s’écrasent contre le métal et les vidanges de tout le monde qui se soulèvent et se fracassent dans une avalanche tonitruante. Une machine à lessive quelque part sur l’étage qui agite monotonement une brassée de linge en marquant le tempo avec des sons qui ressemblent à des mots . . .  Où est-ce qu’elle est?   Où est-ce qu’elle est?   Où est-ce qu’elle est?

 

Il retient son souffle, plisse les yeux et localise le goutte à goutte de la pomme de douche qui fuit. Il dévisse la tête, déroule un ruban de téflon sur les filets, revisse la tête et le silence revient dans la salle de bain. Facile! La clé à molette rejoint sa gaine dans un geste théâtral de cowboy de série B. Il referme la porte de la salle de bain. Il entend toujours les bruits dehors, la laveuse, la circulation. Dans le corridor, quelqu’un qui rit fort. Il allume le ventilateur de plafond en pensant que ça le ferait. Les hélices chantonnent en se ballotant, le moteur ronronne et le monde, et l’étage, et tous les appartements et la vie dehors convergent dans cette chose. Mais cette chose est encore un son. Il referme le ventilateur et on entend au loin une alarme d’automobile, une porte qui claque. Il pousse la carpette contre le bas de la porte mais il ne peut pas fermer le son, tous les sons, aucun son. Il enfonce ses index dans ses oreilles, le son de ses callosités qui frottent le tunnel cartilagineux, il entend son coeur pomper le sang. Est-ce qu’elle peut l’entendre elle aussi, ou si son sang à elle est muet? Il aimerait lui demander si son pouls est aussi un tempo à deux temps comme le sien. Mais elle ne l’entendrait pas. Peut-être pourraient-ils utiliser le papier, son gros crayon ovale de menuisier, sur une page vierge déchirée à la fin d’un de ses chics romans russes qui traînent toujours sur la table du salon. Ils se le passeraient tour à tour et il oublierait tous les sons, sauf le son du crayon animé par les doigts de la belle sourde, le son de la mine de plomb qui caresse le papier.

 

Son sang se cogne à ses callosités, contre ses cartilages, et les sons tournent en sensations, en douleurs. Plus il pousse ses index au fond de ses oreilles, plus c’est pénible à entendre. Depuis si longtemps noyée dans le silence, elle, elle doit ressentir mille fois pire encore. 

Son coeur un marteau-piqueur, la course du sang dans ses veines une émeute.

Ses hanches, oooh ses hanches, une plaque tectonique.

 


Flying Bum

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Une fois au Gigi

Une fois au Gigi : rencontre arrangée

Au Gigi Pub, le serveur, Juan-Carlo, nous installe sur la terrasse. Il nous apporte des chips de maïs et de la salsa, sans qu’on ne lui ait demandé quoi que ce soit. Nous sommes encerclés par des gens heureux. C’est stupide, des gens heureux quand on y pense. Après quelques rondes, nous réalisons que nous pourrions être heureux, nous aussi. On a tellement bu de sangria qu’on en a oublié de manger, et nous faisons l’amour – la moitié de nos vêtements encore accrochés à nos corps agités – dans l’édifice sommaire deux portes plus loin qui abrite un lave-auto de fortune, et l’une de mes espadrilles Adidas reste coincée dans la courroie d’un convoyeur. Je dois l’abandonner.


Une autre fois au Gigi : deux tourtereaux

Deux tourtereaux, nous rions, croustilles en main devant un bol de salsa et un pichet de sangria. Nous rentrons dans notre nouvel appartement et nous tentons tant bien que mal, éméchés, d’enterrer une espadrille Adidas orpheline dans la cour en arrière, pour la chance se dit-on.


Encore une fois au Gigi : coup de grisou

Comme ça, comme les fragiles éléments d’une ampoule explosent sans prévenir, noirceur-surprise, une chiennerie de maladie venue de nulle part quand ce n’est surtout pas le temps. Tu ne peux pas amener notre bébé fille à terme, et pour toi c’est tout ce qui comptait.

Je voulais juste que tu vives, et j’espère seulement que cela suffira.


Cette fois-là au Gigi : yogourt à la tragédie grecque

Au Gigi, tu demandes de la glace et un verre (pour le vinier en carton de blanc bon marché que tu traînes partout maintenant que tu as la sangria en sainte horreur). Il est 3h15 un mardi après-midi et tu es ronde comme un ballon rouge. Je suis rouge de honte et tu ne veux pas manger. Notre chienne, Charlie le chihuahua – qui a hérité du prénom de la fille que nous n’aurons jamais eue – est portée disparue.

Nous ne le savons pas encore, mais dans quelques jours, ta mère en visite, retrouvera Charlie sur sa route et ira la vendre à l’animalerie du coin. Elle pissait partout. La chienne pas ta mère.

Mais avant ceci, au dîner, après nous avoir débarrassé de ta boîte en carton vide, notre serveur favori, Juan-Carlo, nous avouera en soupirant profondément qu’il s’appelle Gilles.


Au Gigi : parfois cinq années passent sans s’arrêter

Dans mon téléphone portable, quelques noms de filles. Sans plus.


Ici au Gigi, un an aussi ça peut passer : seuls et ensemble

Je te quitte. Ensuite je reviens. Tu me quittes. Ensuite tu reviens. Supplice chinois.


Toujours au Gigi, un de ces quatre : cinq à sept

Nous nous rencontrons à 4h59 pile, à temps pour voir Juan-Carlo-Gilles (maintenant gérant-serveur) allumer le néon du cinq à sept.

Dehors sur la terrasse, nous sommes seuls. Nous ne buvons pas. On se regarde, à peine. Un an depuis la dernière fois qu’on s’est touchés, à peine.

On ne se raconte plus la première fois qu’on s’est vus au Gigi. Le lave-auto deux bâtisses plus loin est fermé, un sans-dessin de Verdun est mort coincé avec une fille dans la grande turbine. Pauvre fille, elle a survécu. Je ne sais pas pourquoi les histoires doivent toujours finir aussi mal mais apparemment c’est comme ça. Pas de chance. Après le cinq à sept, je retourne, seul, dans la cour derrière notre appartement vide.

À la brunante, je déterre le calvaire d’Adidas.


Flying Bum

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Les cornichons dans le vinaigre

Pourtant j’ai du sang polonais. J’ai récemment réalisé que je ne détestais plus les cornichons dans le vinaigre. Comme la vie est espiègle. Je me suis surpris à ne pas les enlever s’ils faisaient déjà partie de la recette d’un burger du commerce par exemple, mais je ne crois pas avoir atteint le point où j’en croquerais un, fût-il frais sorti de son bocal, la ressemblance à un aquarium surpeuplé de batraciens étranges me hante, ou de demander spécifiquement à un grand chef d’en rajouter à un plat quelconque, à l’exception peut-être des jours qui nécessitent un geste particulier pour m’extraire de l’insignifiance de l’existence et qui demandent à se démarquer des hiers et des lendemains en tout point semblables, cette différence fût-elle si mince, verte, gorgée de vinaigre ou tranchée finement. Lorsque je serai à un cornichon près d’en finir, j’en croquerai un. Goulûment.


 

Flying Bum

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Publié dans le cadre du défi Flash Fiction du dimanche, avec pour thème cette fois-ci la nourriture, défi qui se tient chez Pandora

 

Rien qu’un autre samedi soir chez les esprits

 

Les esprits sont tous réunis autour de la planche de Ouija. Ils ne savent jamais lequel d’entre eux sera appelé mais tous ont le coeur gonflé d’espoir. Ils ont des messages, des bons mots pour conseiller, réconforter, des théories à propos de la vie qu’ils ont mis des milliers d’année à peaufiner, des potins croustillants à propos des décédés de la famille. Ils travaillent tous à l’actualisation de leur spiritualité, c’est un long processus, qui implique souvent la voix silencieuse de la toute-puissance qui souffle doucement dans leurs oreilles. La toute-puissance n’est pas une entité facile à décoder.  “Et ensuite vous savourerez le fruit solitaire de l’absolution,” dit-elle. “Et les chiens de prairie se dresseront et les phoques volants s’envoleront vers le ciel.”

“Quoi?” répliquent les esprits. “Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire?”

En général, la toute-puissance a une sainte horreur de se répéter. Elle ne partagera les secrets de l’univers qu’une seule fois.

Ils peuvent toujours se réincarner, retourner sur leur bonne vieille terre qu’ils connaissent bien et qu’ils aiment toujours, ce qui peut sembler être une sacrée bonne affaire tant soit-il qu’ils se souviennent de tous les tenants et aboutissants de redevenir humains : les migraines, la circulation monstre, les contraventions au stationnement, les voisins débiles, les longues semaines de travail, le tofu cuisiné au petit bonheur par des amis végétariens bien intentionnés, les lecteurs de nouvelles un peu trop exacerbés, les empoisonnements alimentaires, les allergies, la belle-famille, maître Goldwater, l’entièreté de l’adolescence, le débalancement hormonal, mal de pied, mal au genou, mal de vivre, les centres d’achat le samedi, les hôpitaux, la souffrance, la mort – encore?

Franchement, aussi bien s’en tenir au monde des esprits, le loyer est gratuit.

Ils se rassemblent près de la planche de Ouija même lorsqu’aucun humain ne l’utilise parce qu’ils savent très bien qu’à la minute même, la fraction de seconde dis-je, qu’un humain retirera la planche de sa boîte, il y aura bousculade monstre. Tous les esprits des sept plus proches paliers spirituels viendront jouer durement du coude et des pieds, se poussant et se ménageant sauvagement une route à travers les autres esprits, clamant à hauts cris être celui qui devrait parler. Certains esprits vont jusqu’à englober la planche de jeu dans leur énergie, se drapant tout le tour d’elle dans une technique qu’eux seuls maîtrisent. “Hé,” disent les autres, “tu ne peux pas faire ça.” “Oui, j’ai le droit,” répond l’esprit encercleur en se tenant encore plus fort après la planche de Ouija.

Rien n’est plus beau que la vie spirituelle mais jamais ils n’hésitent à se ramasser en groupes compacts dans les garde-robes des propriétaires de planches Ouija. Les papillons de la taille de ptérodactyles et des champs de tournesol à perte de vue qui se dandinent à l’unisson comme des vagues sur l’océan, les couchers de soleil sur le pacifique et les danses à travers les galaxies, on en apprécie une quantité donnée, on se fatigue vite. Ils préfèrent s’entasser à travers les jupes et les manteaux, les chemises et les pantalons et attendre. Ils vibrent ensemble. Ils vibrent chacun pour soi. Ils attendent.

Finalement, un humain se pointe, un petit garçon d’environ neuf ans. Il tire sur la boîte du Ouija dans la complète noirceur, en catimini, ses parents lui ont interdit sans doute. Il glisse la boîte sous son bras et s’en retourne vers sa chambre sur la pointe des pieds, et les esprits suivent comme une vague dans le corridor, un raz-de marée même. De retour dans le calme de sa chambre, le garçon installe la planche avec des précautions exagérées. Puis il dépose ses mains sur le pointeur, ferme ses yeux et attend.

Les esprits s’accumulent autour de la scène et attendent. Un esprit en pousse un autre et sa vibration ralentit, régression spirituelle.

Le garçon allume sa lampe de poche. Il chuchote, “Y’a quelqu’un ici?”

Les esprits s’embrouillent – il y en a tellement ici – mais le pointeur est réquisitionné par un esprit à l’intensité vibratoire moyenne qui est demeuré enroulé autour de la planche depuis des mois. Dirigeant minutieusement les mouvements du garçon, l’esprit compose, “Oui.”

Le garçon se recule, ébaubi, il regarde la table de Ouija comme s’il ne savait pas ce qui venait de s’y passer. Il replace ses mains sur le pointeur et demande, “Qui êtes-vous?”

Les autres esprits se rapprochent. Ils pourraient s’identifier de tellement de différentes façons, d’anciens noms, des aïeux inconnus, fantôme de x, y ou z, d’extra-terrestres, mais l’esprit décide de faire simple et épelle : a-m-i.

Le garçon répète le mot pour lui-même. “Si vous êtes mon ami,” dit-il, “alors quel est mon mets favori?”

Les esprits échangent des regards, leurs énergies vibratoires montent et redescendent rapidement. Ils sont exposés à tant d’idées et d’émotions dans leur long périple à travers leur vie d’esprits, mais la bouffe est totalement hors de leur compétence. Un esprit ne se nourrit plus aux aliments terrestres depuis trop longtemps.

“Spaghetti italien,” suggère un esprit volontaire.

“Macaroni au fromage,” lance un autre.

Au lieu de dire des âneries, l’esprit en contrôle du pointeur préfère se taire. Le garçon est bien tranquille et demande alors, “Est-ce que ma mère va mourir bientôt?”

Il n’a aucune raison particulière de poser cette question en dehors du fait qu’il a neuf ans et que sa mère est importante pour lui et que la mort lui semble être une chose bien horrible. Pour préciser, l’esprit est tenté de lui demander de lui expliquer ce qu’il entendait exactement par “bientôt”. Est-ce que bientôt c’est demain, dans dix ans? Et qu’est-ce exactement que la mort en dehors d’un long séjour dans le monde des esprits et tout ce temps passé dans les garde-robes à attendre un joueur de Ouija?

Il pourrait aussi lui dire comment les années n’ont aucune espèce d’importance, comment le temps s’enroule et se déroule, ce qui compte ce sont les événements entre ces vagues, la profondeur de chaque expérience.

L’esprit peut lui donner des dates et des heures précises, mais c’est à son esprit à lui de comprendre tout cela, tout comme c’est son périple à lui qui peut lui permettre de finalement comprendre un jour.

“Et mon chien, lui ? demande le garçon.

Encore une fois, l’esprit ne répond pas. Un silence de cathédrale règne parmi les esprits soudain bien tranquilles.

“Est-ce que je dois avoir peur de la mort ?”, demande le garçon, une petite mais sombre personne, les yeux plissés sur la planche, à la recherche d’une réponse qui ne viendra pas.

Tous ces mystères qui flottent alentour de nous, nous gardant à l’abri des réponses.

L’esprit ne peut s’en empêcher. Même si ses vibrations spirituelles s’épuisent, il enveloppe les mains du garçon de son énergie, les caresse doucement comme si elles étaient les mains de son propre garçon.

Mais le garçon ne fait que reculer, ressentant rien d’autre qu’un froid malaisant.

 


Flying Bum

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Touskis du vendredi

Tout ce qui traîne et que je vous sers en salade le vendredi parfois, mots de moi, mots des autres sur une romaine à quinze dollars la botte, sauce passée date.


 

Un grain de sable

C’est quoi? demande-t-il.

Du sable dans mes dents, répond-elle.

Salé? demande-t-il.

Non, ça ne goûte rien.

Laisse-moi faire, je vais essayer de t’en débarrasser.

La fille ferme ses yeux et ouvre la bouche et le garçon recherche le grain de sable dans ses dents.

Quoi, as-tu échappé ton sandwich dans le sable, il dit.

Non, elle bouge la tête de gauche à droite aller-retour, je n’ai rien mangé de la journée. C’est juste tellement venteux ici au bord du lac.

Elle lui montre encore sa dent et le garçon observe. Il monte ses mains vers le visage de la fille mais il ne la touche pas. Il place ses yeux en face de sa bouche comme s’il essayait de voir le lac au travers d’elle, placée ainsi sa bouche était comme un télescope, le lac une sorte d’âme. Le lac attendait tranquille. Le lac frémissait. Le lac s’excitait. Le vent n’avait pas l’air de savoir ce qu’il faisait. Les mains du garçon enveloppent finalement les joues de la fille.

C’est bien d’être seuls ici, tous les deux, seuls avec le lac, dit-elle.

Ils ont baissé les yeux et elle a tiré sa langue devant ses dents avant de cracher de côté et elle dit, embrasse-moi, ça devrait marcher.

Et le garçon l’embrasse longuement mais il est incapable de trouver quoi que ce soit. Il n’a trouvé qu’elle à l’intérieur de sa bouche. Il n’existe pas le moindre grain de sable au monde capable de le convaincre qu’il existait autre chose qu’elle.

Le lac a bougé un peu. Tout le reste attendait.

Ce n’est que plus tard au souper, en croquant son repas, que le garçon a senti le grain de sable qu’il avait attrapé dans la bouche de la fille. Et maintenant ce grain de sable était tout ce qu’il pouvait goûter peu importe combien de fois il se rinçait la bouche.


 

Les mots des autres

Perec, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien

Extrait, Perec, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien.


 

Antarctique

Au bout de la rue, sous la rue, un tuyau de béton d’un mètre. L’hiver avec l’eau gelée au fond et l’épaisseur des cristaux de glace limpides qui collent aux parois comme autant de diamants géants, il ne reste guère qu’un demi-mètre d’espace au centre du tuyau.

L’homme trouve le garçon dans le tuyau et demande, qu’est-ce que tu fais là?

Le garçon le regarde comme si l’homme devrait déjà savoir la réponse.

Le garçon lui répond, je cherche l’Antarctique. Plus tard, à la maison, la femme de l’homme le surprend immobile devant la fenêtre, à fixer longuement la poussière de neige qui commence à descendre lentement en spirale dans la lumière crue de la fin d’après-midi et lui demande, à quoi penses-tu? Pour la millionième fois il la déteste lorsqu’elle le surprend ainsi mais il la détesterait encore davantage si elle ne le questionnait jamais alors il hausse les épaules et dit, je pense à l’Antarctique.

Il y retourne le lendemain mais le garçon n’est plus là. Il l’attend parce qu’il sait qu’il y a quelque chose d’autre qu’ils avaient besoin de se dire mais qu’ils ont probablement oublié. Le ciel métallique s’épaissit ; l’heure avant la chute de la neige. L’homme relève et resserre son collet et rentre à la maison et sa femme l’attend dans la cuisine, debout, nue. La neige est commencée, la grosse bordée; par les fenêtres, la maison baigne dans des boules de coton blanc et la seule couleur qui existe dans la cuisine toute blanche est le vert lime des ongles de la femme. La neige tombe, puissamment et ils ne peuvent se réchauffer peu importe l’énergie que leurs corps mettent à exulter.

Plus tard il fixe encore la neige, debout à la fenêtre et sa femme demande, Antarctique? mais comment peut-elle savoir qu’il est à plus d’un million de kilomètres de là avec un petit garçon dans un tuyau de cristaux limpides.

L’homme retourne au tuyau et s’accroupit sur les genoux et sur les mains. Ses épaules passent tout juste mais il les écrase contre lui. Il s’apprête à ramper dans le tuyau, cherchant son chemin vers le nouveau continent lorsqu’un étranger s’approche et lui demande, qu’est-ce que tu fais là?

L’homme le regarde comme si l’étranger devrait déjà savoir la réponse.


 

Les mots des autres

Zappa citation

“La plupart des journalistes rock sont ceux qui ne savent pas écrire, interviewent des gens qui ne peuvent pas parler, pour des gens qui ne savent pas lire.” Frank Zappa


 

 

“Pour devenir centenaire, il faut commencer jeune.” René de Obaldia


Le s en aluminium

 

“Le gros “S” dans la contre-porte d’aluminium qui avait toujours été là et qui venait me rassurer, seul témoin survivant pour témoigner du puissant lien qui m’attachait à cette maison.”

Extrait, La première tempête, Le retour du flying bum.

(le plus petit des garçons, c’est lui le flying bum)


 

Flying Bum

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Luc-Aurèle Lebom, nouvelliste

Luc-Aurèle Lebom est un nouvelliste qui écrit sa bio, pour la quatrième de couverture d’un livre qu’il s’apprête à publier. Pour remplir l’espace sur le rabat droit de la jaquette, imprimée sous une photo de lui, verres fumés, plume à la bouche, la même plume qu’il utilise pour écrire sa bio.

La douce de Luc-Aurèle Lebom dort dans la chambre au fond de la maison, un laps de temps non négligeable depuis qu’elle lui a demandé d’aller la rejoindre. Il lui a dit qu’il était trop occupé pour dormir, parce qu’il travaille sur sa bio, parce qu’il croit qu’il est important qu’il lui dise toute la vérité. C’est la moindre des choses. Les conjointes de nouvellistes peuvent parfois être si susceptibles.

Luc-Aurèle Lebom, outre l’esprit ouvert qui le caractérise tellement, ouvre une bouteille du spiritueux qui le grise tant. Le nouvelliste se verse un verre.

Luc-Aurèle Lebom écrit, Luc-Aurèle Lebom a grandi en Abitibi. Luc-Aurèle Lebom a longuement pratiqué la géophysique au Nunavut. Luc-Aurèle Lebom est un nouvelliste à temps plein.

Il pense pour lui-même, Calvaire que c’est ennuyant !

Il pense, Et quoi encore ?

C’est honnête mais jamais aussi excitant que Luc-Aurèle Lebom ne l’aurait désiré mais encore, tout n’est pas perdu. Luc-Aurèle Lebom est un nouvelliste et un nouvelliste sait qu’il ne faut jamais laisser de simples faits se planter au travers de la route de la grande vérité.

Il pense, Quelle est la véritable essence de Luc-Aurèle Lebom ?

Un autre verre de spiritueux monte à sa bouche machinalement.

Il allume, il efface, déchire la page de son carnet de notes. Il recommence.

Luc-Aurèle Lebom, écrit-il, a été élevé par les carcajous.

À strictement parler, ce n’est pas exactement vrai, mais est-ce que ça définit son essence réelle ? Y avait-il quoi que ce soit de l’essence du carcajou dans son père, sa mère? Il tente de vérifier lui-même, pour lui-même, clique des liens sur Google pour se transporter dans les images de Google Images et ses propres œuvres antérieures. Ses parents n’ont pas de page Facebook, naturellement. Impossible d’en être certain. Il existe un autre Luc-Aurèle Lebom sur internet, également un écrivain qui a grandi à Chicoutimi, mais qui dit que le Luc-Aurèle Lebom dans cette histoire est bien Luc-Aurèle Lebom, même si les deux mâchouillent leur crayon de la même façon ?

Admettons d’emblée qu’il ne le soit pas.

Lampée bien méritée.

Admettons que le Luc-Aurèle Lebom, le nouvelliste qui nous concerne, vienne de réaliser que cet autre Luc-Aurèle Lebom soit la raison pour laquelle il n’avait pas pu s’inscrire à Twitter sous son propre nom. À cause de cela, Luc-Aurèle Lebom ne s’est jamais inscrit sur Twitter.

Aujourd’hui notre Luc-Aurèle Lebom, le nouvelliste de notre nouvelle, s’ouvre enfin un compte Twitter.  Son nom d’usager sera @FilsDuCarcajou. Sa nouvelle filiation toute fraîche encore semble déjà prendre tout son sens pour Luc-Aurèle Lebom, comme les croyances exacerbées d’un nouveau croyant dans la secte.

Luc-Aurèle Lebom, notre Luc-Aurèle Lebom s’y remet, agitant sa plume sur une troisième page de son carnet. Il rajoute, Luc-Aurèle Lebom été élevé en Abitibi par une famille de carcajous mais au fond de lui, il a toujours soupçonné avoir été adopté, comme autant de jeunes précoces et d’esprits allumés peuvent le concevoir, quelle femelle carcajou pourrait accoucher d’un bébé humain même prématuré ? – puis il détecte une odeur dans l’air, une bonne odeur ; d’interminables forêts d’épinettes, la mousse verte trois pieds d’épais, le musc du poil d’orignal – l’odeur forte et trop propre du Old Spice ?

Luc-Aurèle Lebom n’est pas le vrai nom de Luc-Aurèle Lebom alors il devient plus facile pour lui de croire à ses nouvelles origines. Il sourit. Il possède un sourire que plusieurs pourraient apprécier si seulement il pouvait se permettre de sourire sur sa photo de bio, il aurait un sourire d’auteur remarquable. La plume à la bouche en lieu et place, les verres fumés. Pas de sourire au-dessus d’une bio, ça ne se fait tout simplement pas.

Oui mais encore, il pense, je dois respecter la dignité légendaire des carcajous. Qui ne sont pas des bêtes reconnues pour leur sourire. I’ll drink to that.

Le Luc-Aurèle Lebom élevé par les carcajous n’est pas le même Luc-Aurèle Lebom que le Luc-Aurèle Lebom sur le compte Twitter et il n’est pas le Luc-Aurèle Lebom qui se cache sous un nom de plume non plus. Notre Luc-Aurèle Lebom est bien vivant mais seulement dans l’histoire où il écrit sa bio, l’histoire de sa vie, de la vie qui lui a permis d’écrire le recueil de nouvelles derrière lequel sa bio sera imprimée.

Notre Luc-Aurèle Lebom écrit, Aussi, il n’était pas baraqué, jeune enfant, l’histoire de sa vie, plutôt chétif et craintif, un autre indice qu’une femelle carcajou n’aurait jamais pu être sa vraie mère.

La bio de notre Luc-Aurèle Lebom s’approchait dangereusement d’une bio beaucoup trop personnelle. Il tente d’ajuster le tir. Ceci doit demeurer un testament professionnel, il pense, pas un fourre-tout biographique. Colle à la base, Luc-Aurèle Lebom. Il peut déjà lire les revues à potins qui s’esbroufent à la une : La revue littéraire de cryptozoologie, division carcajou vs Luc-Aurèle Lebom soi-disant fils de carcajou : la chasse à la vérité entre au tribunal de première instance. Il ajoute une phrase pour souligner sa connaissance très élémentaire de la science des créatures humano-animales, pour solliciter la clémence de son public-cible puis il efface une autre phrase à propos de l’insularité institutionnelle du nouvelliste contemporain.

Pas de propos sociaux, Luc-Aurèle Lebom se dit-il à lui-même en rayant.

Il replie ses orteils nus, il réalise, se surprenant à tenter d’attraper des touffes du tapis shag sous ses pieds qu’il n’a pas couru les bois depuis un certain temps – il est occupé à écrire un recueil de nouvelles et une bio – mais il ressent un puissant besoin impérieux d’aller respirer la phéromone des bois. Il souffre, il pense, de ne pas courir avec les carcajous.

Je veux me laisser pousser du poil partout sur le corps et je rêve d’aller, de mes quatre pattes bien fermes et musclées, courir et dominer les bêtes de la forêt comme mes aïeux les carcajous l’ont fait avant moi.

Il écrit, Luc-Aurèle Lebom aurait bien pu se mériter le Goncourt ou le prix du gouverneur général mais, assez tristement, on ne récompense jamais ceux qui écrivent dans des magazines virtuels et surtout ceux qui proviennent de la progéniture d’une femelle carcajou. Il fut un temps où de nébuleux réfugiés de l’Europe de l’est raflaient tout, leur heure de gloire s’esquinte, voici venir la femme-poète autochtone et queer.

Mes passe-temps, écrit-il, sont l’observation des batraciens, la prophétie et la guerre aux insectes piqueurs. Les histoires et les scotch bien alambiqués.

Il perçoit des battements de tambour qui viennent de loin pour réverbérer dans ses oreilles. Il s’imagine qu’il écrit sa bio non pas depuis son pupitre mais loin au fond de la forêt boréale, il la grave au stylet sur un rocher erratique. Il se relit et se relit et se dit que ce devait être là la vie qu’il aurait toujours dû vivre. Fils de carcajou, à tout le moins fils adoptif de carcajou. Bête honorée et respectée. Habile à l’arc et au sling-shot. Amoureux des nymphes des marais, un prince parmi les crapauds mais en plus beau.

Luc-Aurèle Lebom examine son bureau. Au loin, il y a le son de la télé demeurée allumée par oubli mais lorsqu’il ferme ses yeux, il entend de la flûte de pan, une lyre. Il regarde ses diplômes sur le mur, des portraits de famille, une famille dont il doute maintenant, leurs jambes humaines si peu attrayantes. Il cherche encore sur Google Images pour aller observer le type de jambes qu’il préfère, musclées, griffues et poilues. En mode privé, naturellement, pour ne pas que sa douce le découvre et ne voie là une infidélité traîtresse.

Luc-Aurèle Lebom est un nouvelliste qui était nerveux à l’époque de l’écriture de la première nouvelle de son premier recueil. Comment sera-t-il reçu par les éditeurs ? Est-ce que les clubs de lecture apprécieraient ? Est-ce que le format poche afficherait une femme nue et floue, cheveux au vent, courant dans un champ de tournesol en fleurs pour mieux positionner les ventes et lui, pourrait-il vivre avec ce compromis ? Tout passe, va, avec un bon scotch.

Aujourd’hui Luc-Aurèle Lebom ne ressent plus cette nervosité. Et pas grand chose d’autre non plus. Maintenant, il sait qu’aucun éditeur n’oserait trahir son honneur, quitte à se priver de la joie de le publier. Après tout, il est Luc-Aurèle Lebom, nouvelliste et fils de carcajou. Qui ne craindrait pas un être pareil ?

À la fin de sa bio, il écrit finalement, Ceci est le premier et le dernier recueil de Luc-Aurèle Lebom. – de Luc-Aurèle Lebom, fils de carcajou – et lorsqu’il atteint la fin de la phrase, il perce violemment le point final avec sa plume dans le fragile papier de son carnet, comme une dague à travers le corps d’un ennemi, et avec le coup porté il hurle à haute voix son cri de guerre, un cri si féroce qu’il réveille sa douce qui ne sait pas encore qui il est vraiment, maintenant ; qui ne comprend pas, lorsqu’il se précipite dans la chambre pour lui expliquer celui qu’il il est devenu, comment il méritera enfin sa place dans l’Olympe des nouvellistes, sa place prédestinée parmi les statuettes des grands dieux de la plume sur les tablettes de l’éternité.

Tchin tchin la gloire ! il se dit, en levant son verre de scotch bien haut.


Flying Bum

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Au bord de la crique

La crête dentelée de la forêt d’ifs trace une ligne dure dans la lumière crue qui s’étend à l’horizon. Le ciel est lentement siphonné par le soleil qui s’enlise. Je regarde vers ma gauche et il y a là Adéline, et je suis submergé de joie de la voir là. Hébété par le ravissement, ébaubi par la surprise impossible, son âme bien vivante, je retiens des larmes parce que c’est ce que je fais, ce qu’il y a de mieux à faire. Je lui dis que j’ai vu sa famille, comme elle me l’a demandé. Sa fille est une petite déesse, ses fils deux dieux.

Adéline me regarde et nous rions en dévalant le sentier. Nous faisons semblant d’être braves et à ce jour nous nous croyons toujours aussi braves. La braverie est un sport que nous avons longuement pratiqué jusqu’à ce qu’on dise de nous que nous étions des as. Nous sommes si jeunes, nous serons toujours aussi jeunes.

Puis, des choses arrivent. Les choses arrivent toujours et Léon n’est désormais plus Léon ; Léon n’est plus que quelques éclats de vie ici et là sur son visage gris, éclaboussures d’un sang qui n’est pas le sien parce que Léon a survécu tout ce temps.

Pendant qu’il ne fait presque plus jour, je descends à la crique. La crique efface tout. Il ni y a ni eau, ni torrent, ni rivière dans le désarroi. Ni le doux gargouillis de la crique pour enterrer toutes les traitrises, les disparitions, les déchirements, rien.

Désolé! Et la ville et le pays, et la terre. Merci pour la belle parade, le cirque, la crique, merci mes rêves éveillés pour me laisser encore habiter ma chambre d’enfant jusqu’à ce que “je retombe sur mes pieds.” Merci pour tout. Merci, merci, merci. Je remercie toujours les gens, les gens me remercient parfois, même lorsque je crois sincèrement appartenir à quelque chose de plus grand, mais encore, plus si grand que ça quand j’y repense.

Le soir, toujours je rejoins Adéline. Nous sommes la brume, la vapeur qui s’échappe de la crique. Bien assis ou allongés au bord de la crique, nous nous demandons ce que le mot “futur” peut bien vouloir dire maintenant que le futur est là. Nous écoutons la musique hypnotique du temps qui passe. Lorsque j’ouvre les yeux, en écoutant le flot de la crique, mes yeux fixent vers le haut, parfois le ciel est noir, opaque. C’est là la chose la plus difficile, la nuit, le calme, l’absence. On dirait qu’il n’y a plus de chemin pour rentrer chez moi, plus de retour, plus d’issue.

Je reviens et je porte l’odeur d’une forêt, de l’embrun d’une crique. Comme un animal qui revient de ses quartiers d’hiver, l’hibernation – d’un long sommeil sans rêve. J’aimerais bien que tout ça soit vrai.

Je ne partage pas tous les secrets qu’emporte l’eau qui se précipite vers l’aval. Je n’ai jamais partagé Adéline non plus.

“Tu vas où la nuit?” Mon frère a l’air inquiet. Comment lui dire, comment mettre des mots dans le blanc des interlignes?

Ils ont tous l’air si inquiets, si pleins de doutes. Surtout inquiets. Ils me regardent toujours un peu de côté, l’oeil au coin de leur curiosité malsaine. Fâchés, peut-être. Irrités comme s’ils regardaient un tour de magie raté. Le bel oiseau plonge dans le chapeau, le chapeau est vide. Les spectateurs espèrent que le bel oiseau soit toujours vivant, seulement là où personne ne peut plus le voir. Et à la fin, le magicien ramène un oiseau, mais pas le bon.

Raté.

Allongé dans l’herbe enveloppante sur le bord de la crique à écouter l’eau me parler, un langage codé pour moi, à moi seul. À regarder le ciel de nuit. Convaincu que la nuit ne fait que voiler le jour. Je soupçonne la clarté tapie sous le noir, criant présente! à travers des trous de clous percés dans le plafond du ciel.

Si seulement je pouvais retourner là. Le soleil qui m’attendrait tout doux comme un ventre sec et chaud. J’y trouverais aussi Adéline et je resterais là, elle aussi peut-être bien. Nous nous assoirions tous les deux dans le sable céleste et nous nous rappellerions l’air autour de la crique qui emplissait de vie nos poumons si facilement, si doucement. On parlerait de la maison. Du bois, des lacs, des étés et de la fièvre. On pourrait s’imaginer que l’abîme ouverte sur notre longue absence se refermerait à notre retour, comme par magie, un tour bien réussi, comme une suture invisible sur nos ventres déchirés.

Je gis là en pleine noirceur, rien d’autre que la crique et les herbes humides, et je ferme les yeux. Derrière l’ombre se cache la lumière, derrière l’ombre là où brûlent à blanc les os. Et le vent aride les éparpille au loin. Là où les bons comme les mauvais os reposent pêle-mêle. Que diable, suis-je en train de prier? Dieu laisse-moi y aller, aller là d’où je suis venu, ne me laisse pas ici dans ce lieu que je ne reconnais pas.

J’attends que les premières pointes de lumière passent du noir au violet profond et que le ciel s’abandonne lentement aux bleus qui réclament leur retour, que l’eau de la crique redevienne limpide, que les algues y reprennent sans pudeur leur éternelle caresse sur le dos des pierres rondes.

Le chant des oiseaux sortis d’un chapeau du matin enterre maintenant le subtil murmure de la crique.

Et je sais alors qu’il est temps de rentrer.


Flying Bum

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Bonus !

Le mois de mai

Salomé Leclerc

Dis-le
Ne le dis pas
Prends-moi dans tes bras

Fais comme
Comme si ça va
Nos corps ne penchent pas plus bas

Quand j’ai crié
Pour que résonne
Le mois de mai
Jusqu’à l’automne
Un visage s’est fané

Dis-moi
Dis-le tout bas
Le ciel entre par le toit

Quand j’ai crié
Pour que résonne
Le mois de mai
Jusqu’à l’automne
Une étoile est tombée
Le mois de mai
Jusqu’à l’automne
J’ai failli m’envoler

Nous n’étions pas un poème
Nous le sommes devenus quand même

Nous n’étions pas un poème
Nous le sommes devenus quand même.

La nuit où mon ombre m’a quitté pour toujours

 

Je m’appelle Léon. J’ai huit ans. Mon père me dit que c’est l’heure de partir.

On lance tout plein de choses dans le gros Chrysler noir charbon. Les sièges à l’intérieur, les tapis, tout est noir. Il n’y a pas de place pour le chien. Pour les poils de chien, je pense sans rien dire. Papa le traîne de force dans la cave chez maman, l’attache et ferme la porte derrière lui.

On roule dans la nuit. Je dois être triste, je crois. Je pleure.

“Arrête ton cirque,” dit papa. “Tu ne t’en es jamais occupé de cet hostie de bâtard de chien sale de toutes façons.”

***

Il me donne une cigarette, allumée. “Tu peux la tenir, mais tu ne peux pas la fumer,” dit-il. Je la tiens entre mes lèvres. Je ressens comme la fois où un papillon de nuit est entré dans ma bouche quand je dormais. Je fais semblant de prendre des touches. C’est mauvais.

J’essaie de me rappeler le nom du chien. Avait-il seulement un nom, il me semble que maman l’appelait par un nom. Ricky? Ronny? Papa disait toujours “Qui est assez dingue pour donner un nom à un chien, calvaire?” Papa déteste les chiens. Ils creusent des trous partout, dans le jardin des voisins, tout le temps. Merde les chiens.

***

C’était ma troisième ou peut-être bien ma quatrième maman et celle-là n’avait pas fait long feu. Je n’aimais pas l’endroit, de toutes façons. Je n’aimais pas les tapis verts à poils trop longs qui nous attrapent les orteils. Papa dit, “Tu ne peux jamais faire confiance à une femme, aucune. Promets-moi de ne jamais t’amouracher d’une femme.”

Je promets. Du bout de la gueule. Papa commence à chantonner avec la radio le tube de l’été 68. “Qui a pris l’avion St-Esprit de Duplessis sans m’avertir, alors chu r’parti…”* Lorsque papa arrive à “chu r’parti”, il me donne un coup de coude pour m’avertir que c’est à mon tour d’embarquer et je continue. “Sur Québec Air, Transworld, Nord-East, Eastern, Western, puis Pan-American.” Et papa enchaîne “Mais ché pu où chu rendu, puis j’ai fait une chute, une kriss de chute en parachute et j’ai retrouvé ma Sophie, elle était dans mon lit avec mon meilleur ami et surtout mon pot de biscuits.”

Et on continue ça comme ça jusqu’à ce que j’en manque une. Et alors, il arrête de chanter et il me laisse la finir tout seul, la fenêtre baissée jusqu’à ce que la chanson se perde au dehors dans l’ombre noire des épinettes grises qui longent la route.

***

Il me semble que nous roulons depuis toujours. Il fait sombre, puis il fait plus noir encore. Papa s’arrête une fois pour s’approvisionner en cigarettes, une fois pour de l’essence. Je ne sais pas si je dors alors. Parfois je crois que je dors continuellement, papa dit qu’un bon jour je vais me réveiller.

Nous écoutons la radio. On parle de guerre dans le désert, ou dans la brousse, Vietnam, Palestine. Il écoute jusqu’à ce qu’il n’en puisse plus, puis il éteint la radio. “On n’aurait jamais dû donner le droit de vote aux femmes,” dit-il, “une bonne fois ils vont nous élire une femme comme premier ministre et là on va voir c’est quoi la vraie bisbille.” Long silence. “Si quelqu’un te demande comment la troisième guerre mondiale a commencé, tu leur diras ça.

***

Papa sort s’acheter de la gomme à mâcher. Il me dit d’attendre dans l’auto. Il me dit de ne pas jouer avec la radio. Une femme devant nous met de l’essence. Elle ressemble à maman, mais je ne me souviens plus de quelle maman exactement. Je tourne le bouton du volume de la radio dans les deux sens tour à tour, rapidement, toutes les voix deviennent comme la même voix. Je me demande si mon père me laisserait avoir un chat. Il n’aime pas les chats, mais il ne les déteste pas non plus. Je crois me souvenir avoir eu un chat lorsque j’étais plus jeune, très jeune. Je me souviens qu’il s’assoyait au pied de mon lit. Mais après, il s’est mis à devenir de plus en plus gros, presque plus gros que moi et je pouvais le sentir me respirer dans le visage.

La voix dans la radio m’ordonne de descendre de voiture et me sauver en courant. Je replace le volume au minimum pour ne pas que mon père s’en aperçoive.

***

“Est-ce que je pourrais avoir un chat?” que je demande à mon père lorsque la voiture reprend la route.

“Si tu es sage comme une image, peut-être.”

Le ciel est sombre mais l’interminable rang d’épinettes grises lance de longues ombres sinistres à l’infini sur la route déjà noire. “Regarde comme c’est beau,” dit mon père. Puis il éteint les phares de la grosse Chrysler. Une chaleur de terreur traverse ma colonne. Il les rallume. “Rien à faire,” dit-il en regardant dans le rétroviseur, “les ombres nous suivent partout.”

***

Il s’agit de la première chose dont je me rappelle à propos de moi, je ne m’attends pas à ce que vous croyiez cette histoire. Est-ce que j’y crois, moi ? Dans une nuit sans étoiles et sans lune, je suis debout dans une mer d’encre et mon ombre est totalement disparue. Une énorme vague vient me submerger. Papa dit que ce n’est jamais arrivé. Je me souviens qu’il m’attrape par les cheveux et me sort de l’eau. Papa dit qu’il n’est jamais allé même proche d’un océan, d’une mer non plus. Il dit que j’ai vu cela dans un film.

“Tu es un sacré raconteur, par contre,” dit-il. “Tu n’as sûrement pas hérité ça de ta mère. Tu as hérité ça de moi,” soutient-il sur ton fier.

***

Parfois je rêve que c’est la nuit et je suis dans une maison inondée, une maison sombre sans fenêtre. Je suis inondé. Je sens l’océan monter depuis le sous-sol. Lorsque je me retourne pour le dire à mon père, l’eau noire me sort par la bouche et commence à inonder le gros Chrysler, mais mon père ne voit rien. Je cligne deux fois et l’eau noire est toute disparue. Je ne sais pas si je dors alors. Parfois je crois que je dors continuellement, papa dit qu’un bon jour je vais me réveiller.

***

Mon père recommence à chantonner. Je me joins à lui pour finir la chanson. Une chanson triste. Il me regarde un instant. Il me dit merci. Il dit que sans moi, il ne chanterait jamais dans l’auto. Il dit que sans moi, il ne serait plus nulle part. Il n’aurait plus nulle part où aller.

“Où est-ce qu’on va vivre maintenant, papa?” que je lui demande.

Nous ne sommes plus qu’une grosse bagnole noire qui avance sous un ciel opaque dans les ombres noires d’une dense forêt d’épinettes.

 

“Mais c’est ici qu’on vit,” me répond-il.

 


Flying Bum

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*Paroles de Lindberg, chanson de Robert Charlebois et Claude Péloquin.

Texte publié dans le cadre de l’Agenda Ironique de Novembre 2022 avec comme thème l’ombre et pour phrase imposée: Je ne m’attends pas à ce que vous croyiez cette histoire. Est-ce que j’y crois, moi ?